vendredi 26 mars 2010

Anges et dieux


Le livre biblique de Daniel (10,13) mentionne un être céleste expliquant à Daniel : « Le prince du royaume de Perse m'a résisté vingt et un jours ; mais Michel, l'un des premiers princes, est venu à mon secours, et je suis resté là, auprès des rois de Perse. »

Wenders - Les ailes du désir

Où il est donc question d'anges des nations, renvoyant au livre du Deutéronome (32, 8) :
8 Quand le Très-Haut donna un patrimoine aux nations, quand il sépara les humains, il fixa les limites des peuples d'après le nombre des fils d'Israël ;
9 car la part du SEIGNEUR (YHWH), c'est son peuple.


Cf. Genèse 10, qui donne 70 nations, parallèlement à Genèse 46, 27 : « total des gens de la maison de Jacob qui vinrent en Égypte : soixante-dix. »

La version grecque des LXX traduit ce texte du Deutéronome, selon les manuscrits, « anges de Dieu » ou « fils de Dieu » : « Quand le Très haut divisait les nations, quand il séparait les fils d'Adam, il a mis les limites des nations selon le nombre des anges de Dieu. »

Les deux idées, « le nombre des fils d'Israël » ou « le nombre des anges de Dieu », ne sont par forcément contradictoires, mais peuvent renvoyer à deux niveaux de lecture, dans la perspective de la transposition, telle qu'on la retrouve dans le livre de Daniel (10, 13) / ange de la Perse vs Michel, ange figure du Dieu irreprésentable (selon son nom : « qui est comme Dieu ? »), gardien d'Israël.

(L'origine des « anges gardiens » pourrait se trouver en Perse, d'abord anges des nations avant d'être, par la suite, individualisés...)

On a un vis-à-vis, dans une ambivalence des termes entre princes célestes (anges) et prince terrestre (rois). Cf. Daniel 10, 13.

De la Perse à la Grèce, on retrouve ce phénomène de transposition, qui fait qu'un juif hellénistique comme Philon d'Alexandrie retrouve dans les anges de la littérature biblique les daimonia de la tradition grecque. Démon de Socrate comme oracle de Delphes : une parole de sagesse, due éventuellement à un sage du passé, est reçue comme génie intérieur inspirant la sagesse.

*

Où l'on rejoindrait l'approche d'Évhémère, né aux alentours de 316 av. J.-C., un mythographe grec de la cour de Cassandre et auteur d'un roman de voyage fantastique l'Écriture sacrée.

Dans son roman il présente la théorie de l'évhémérisme. Son œuvre a été traduite en latin par Ennius. Il présente dans son roman les dieux grecs comme étant des héros ou de grands hommes divinisés après leur mort. Le roman présente un voyage initiatique qu’il aurait effectué dans une île nommée Panchée où il aurait pu contempler une colonne d’or sur laquelle auraient été racontées les actions, mais aussi la mort de divers hommes portant les mêmes noms que les divers dieux grecs. Ainsi, Zeus aurait été un souverain sage et bienfaisant, Aphrodite une courtisane du roi de Chypre qui en aurait fait une déesse et Athéna une reine guerrière. Sextus Empiricus, qui rapporte les propos d’Évhémère, donne une vision quelque peu différente de la théorie d’Évhémère : dans ce cas, les divinités de ces hommes n’étaient pas dues aux honneurs de l’immortalité que leur aurait conférée d’autres hommes, mais à un titre qu’ils se seraient eux-mêmes attribué. Ainsi, Sextus Empiricus écrit dans Contre l’enseignement des sciences :

« Évhémère, surnommé l’Athée, dit ceci : lorsque les hommes n’étaient pas encore civilisés, ceux qui l’emportaient assez sur les autres en force et en intelligence pour contraindre tout le monde à faire ce qu’ils ordonnaient, désirant jouir d’une plus grande admiration et obtenir plus de respect, s’attribuèrent faussement une puissance surhumaine et divine, ce qui les fit considérer par la foule comme des dieux. »

Plus tard des écrivains chrétiens reprendront parfois sa théorie.

Il y aurait transposition à une fonction céleste des personnages marquants, héros et ancêtres – ce que l'on retrouve dans toutes les civilisations à travers des pratiques comme le culte des ancêtres...



René Girard explique une des voies d'exaltation, paradoxale, de personnages marquants, cela à travers sa conception du mimétisme et de son débouché.

Le mimétisme : si deux individus désirent la même chose, dit-il, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième. Le processus fait facilement boule de neige.

Il suffit d’observer la naissance d’un querelle chez des enfants au sujet d’une queue de cerise, ou ce qui revient évidemment au même d’un jouet publicitaire dans une boîte de lessive. Il suffit qu’il y en ait un pour deux, et que l’un des deux l’ait trouvé intéressant pour que s’amorce une querelle. Qu’est-ce d’autre que le fait d’être plusieurs à le convoiter tel métal jaune — ce désir partagé qui lui donne tant de valeur ? Et on reconnaît là le point de départ de toute querelle, ce que René Girard appelle le « mimétisme », l’imitation les uns des autres dans le désir — ce qui fait que le fautif n’est pas celui qui commence (en fait on ne sait jamais qui c’est), mais celui et ceux qui continuent.

L’objet de la querelle est vite oublié, tandis que les rivalités se propagent, et le conflit se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, « la guerre de tous contre tous » (ce que Girard appelle la «crise mimétique») — fruit du péché, qui nous poursuit ensuite par la culpabilité.

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l’idée » d’un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l’animal expulsé au désert chargé symboliquement des fautes du peuple selon la Bible).

L’objet de la querelle est vite oublié, tandis que les rivalités se propagent, et le conflit se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, « la guerre de tous contre tous » (ce que Girard appelle la "crise mimétique").

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon la Bible).

C’est ainsi qu'au paroxysme de la crise de tous contre tous peut intervenir ce « mécanisme salvateur » : le tous contre tous violent peut se transformer en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a d'ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un « bouc émissaire » ne se déclenche pas, c'est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C'est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même. Plus les rivalités pour le même objet s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l'origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres.

Où on retrouve bien sûr, l’idée de sacrifice. C’est ainsi, précisément, qu’au paroxysme de la crise de tous contre tous peut intervenir ce «mécanisme salvateur» du groupe : le tous contre tous violent peut se transformer en un tous contre un (ou une minorité), qui n’a d’ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un «bouc émissaire» ne se déclenche pas, c’est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C’est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même.

Plus les rivalités pour le même objet s’exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l’origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres.

À ce stade de fascination haineuse la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, et c’est là qu’il se pourra qu’un individu (ou une minorité) polarise l’appétit de violence.

Que cette polarisation s’amorce, et par un effet boule de neige, elle s’emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu unique (ou une minorité).

Ainsi la violence à son paroxysme aura tendance à se focaliser sur une victime et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime fait tomber brutalement l’appétit de violence dont chacun était possédé l’instant d’avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme l’origine de la crise et la responsable de ce miracle de la paix retrouvée – par une sorte de « plus jamais ça ». Elle devient sacrée, c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix.

C’est la genèse du religieux selon Girard, du sacrifice rituel comme répétition de l’événement violent fondateur.

Si les explorateurs et ethnologues n’ont pu être les témoins de semblables faits fondateurs des rites, qui peuvent remonter à la nuit des temps, les preuves indirectes abondent, comme l’universalité du sacrifice rituel dans toutes les communautés humaines et les innombrables mythes les expliquant qui ont été recueillis chez les peuples les plus divers. 

Chagall - Icare

Et on reconnaît dans cette crise l'enclenchement d'une crise comme celle débouchant sur le massacre de la saint-Barthélémy, par exemple, pour la France... Pour la saint-Barthélémy, c'est la minorité protestante qui est ciblée (exutoire de la violence qui couvait, ne serait-ce que pour des raisons économiques : les récoltes ont été mauvaises. Il peut y avoir, il y a eu en l'occurrence, d'autres motifs, bien sûr).

Cela a très souvent concerné les juifs, avant et après la saint-Barthélémy, en tant que minorité. Un événement déclencheur et un massacre qui ne peut plus s'arrêter ! Phénomène similaire à des époques très récentes, du Rwanda à l'ex-Yougoslavie.

Mais l'illégitimité de cette violence va déboucher sur une sorte de réhabilitation des victimes. Pour la saint-Barthélémy, elle deviendra un symbole riche, repère aussi bien pour les Lumières que pour les révolutionnaires, référence future pour le fondement de la démocratie – appuyée sur, et légitimée par, un « plus jamais ça ».

« Plus jamais ça » ! Eh bien c'est précisément ce cycle infernal pour un « plus jamais ça » que les sacrifices rituels mettent entre parenthèse tandis que Jésus – et c'est là le sens de la violence de sa réaction contre Pierre « Derrière moi, Satan! » – Jésus y met fin en ne s'y prêtant pas, en ne répliquant pas, en mourant, donc.

Une seule solution contre le cycle sans fin de la violence : le pardon – déjà dans nos relations quotidiennes. Ce qui suppose l'acceptation de la violence contre soi – pour la stopper. Jésus acceptant la croix : c'est là sa mission. Peu dans l'histoire ont compris cela, même après Jésus. Un Martin Luther King, par ex., est de ceux qui ont compris. D'où l'importance de son message en actes.

Peu l'ont compris. Voilà pourquoi Jésus dit à Pierre : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Jésus est venu pour mettre fin à un cycle infernal qui est tout simplement ce qui empêche, ce qui bloque (on appelle cela un scandale – ce qui bloque).

Jésus stoppant le cycle de la violence se fait lui-même, qui est innocent, la victime qui met fin aux sacrifices par lesquels on détournait provisoirement la violence. Voilà ce que dit, en ses termes à elle, l’Épître aux Hébreux.

Nous voilà avec un bouleversement total de la fonction angélique, entrant dès lors dans une dimension paradoxale, où l'ultime, le divin, ne se signifie plus dans les personnages glorieux, héros ou ancêtres, mais précisément où il semble tout sauf divin : c'est le thème chrétien du paradoxe de la croix, où semble se résoudre et aboutir toute angélologie, avant même que ne soit remise en question sa dimension cosmologique sous la lunette de Galilée... avec des conséquences qui feront l'objet de notre prochaine séance.



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