jeudi 18 avril 2024

Ré-existence des cathares/2 (entre guillemets)




Pour faire suite à Ré-existence des cathares ?

Interview par Jérôme Cadet, sur France-Inter, de Laure Barthet et Laurent Macé sur l’exposition de Toulouse sur les “cathares” (entre guillemets).

Problème : à l’oral, les guillemets ne se voient pas. Alors, briefé sur le sujet, l’interviewer insiste. Les guillemets sont au cœur de son sujet. Manifestement Laure Barthet, commissaire de l’exposition et Laurent Macé, historien, lui glissent entre les doigts, peu enthousiasmés par les guillemets, sous entendant un doute sur l’existence de l’emploi au Moyen Âge du mot cathares pour l’Occitanie : si, les cathares y ont bien existé, et y ont parfois reçu ce nom ! L’interviewer perçoit qu’il y a dû y avoir débat dans le comité d’organisation… Laure Barthet n’en dit rien, mais précise : ce nom, fait des théologiens catholiques d’alors, a une portée théologique.

Pour finir une interview qui, de la part des interviewés, n'est pas hypercritique comme semblerait le vouloir l’insistance des guillemets, l’interviewer briefé y revient, rappelant le titre de l'exposition, « “Cathares” entre guillemets, Toulouse dans la Croisade. »

On pense à Michel Roquebert, répondant à Alessia Trivellone — qui à l’époque (2018) tenait à ce que le mot cathares n’ait jamais été utilisé pour le Midi — en ironisant : ce débat autour du mot « cathare » me paraît assez puéril. Tout le monde sait de quoi on parle quand on le prononce ou l’écrit […]. C’est comme si on pensait que tous les peintres que nous appelons « gothiques » avaient eu les mêmes maîtres et peignaient de la même façon, ou que toutes les églises ainsi nommées elles aussi répondaient à un modèle unique. Au demeurant, aucune dénomination n’est plus artificielle que ce mot de « gothique », ni plus injuste, car, postérieur aux temps « gothiques », il fut à l’origine très dépréciatif, voire méprisant. Qui aurait cependant l’idée de demander sa suppression en Histoire de l’art ?”

On ne voit pas non plus qu'après avoir admis l’existence d’églises gothiques au Moyen Âge, et leur désignation conventionnelle sous ce nom, les historiens se soient mis à utiliser de façon systématique les guillemets ! On peut dire la même chose des dominicains, qui eux, contrairement aux cathares qu’ils combattaient par la prédication et la polémique, n'existaient pas sous ce nom au Moyen Âge. Personne n’a l’idée d’imposer des guillemets au mot devenu courant, conventionnel pour désigner l'Ordre des Prêcheurs, selon ce titre qui est celui des dominicains du Moyen Âge à nos jours.

Petite précision : risquant de me faire taxer (ça m’est déjà arrivé) de “défenseur des cathares”, façon de disqualifier mon propos, je signale que mes réflexions à ce sujet sont parties d’un travail sur le dominicain Thomas d’Aquin, travail d’un calvinien attaché au dialogue œcuménique, qui ne fait pas sienne la théologie cathare, de plus aujourd’hui éteinte. Ce qui ne m’a pas empêché de constater qu’elle a existé, et qu’elle n'est pas sans intérêt en termes de sens de la radicalité de l’exil métaphysique, par exemple — ce qui se retrouve en termes modernes chez un Cioran, confessant : “si j’étais croyant, je serais cathare”.

Mais jusqu’à nouvel ordre, on tient, dans les milieux “autorisés”, à ce que l’hérésie médiévale d’Oc n’ait pas eu de théologie propre, mais qu’elle soit due à l’Inquisition, et que les témoignages à son sujet soient donc aussi tardifs que l’Inquisition. Effectivement l'institution date de 1231, avant de se développer et de se mettre en place. Et les procès d’Inquisition, en effet, n’utilisent pas le terme à vocation théologique, cathares, se contentant généralement de viser une hérésie, sous ce mot, hérésie, s’abstenant de fournir une tentative de définition a priori.

Car le mot cathares, antérieur à la mise en place de l'Inquisition, est une tentative des théologiens et polémistes de définir ladite hérésie. En l'occurrence d’y dire une hérésie dualiste. Étrange de lire qu'on ne voit pas de textes lui attribuant le dualisme qu’essaient de dire les termes manichéens ou cathares, idée que l’on retrouve bien dans les procès d'Inquisition, sans le mot. Et pour cause, le terme dualisme a été forgé plusieurs siècles plus tard, fin XVIIe, par Pierre Bayle, pour définir, précisément, le manichéisme.

Problème non-négligeable, donc, de la thèse devenue en France la thèse universitaire officielle : postuler que les hérétiques médiévaux n’ont pas de théologie (thèse chargée d’une certaine condescendance de clercs). Des bribes de théologies seraient apparues parmi des milieux disparates devenus hérétiques suite à leur invention pour la Croisade puis par l'Inquisition, bribes que n’auraient fait qu’adopter maladroitement ceux qui se les voyaient prêter par leurs ennemis les inventant arbitrairement.

Cela ressemble fort à un postulat. Si l’on remonte quelques décennies auparavant, au temps de la polémique, le mot cathares apparaît bien, pour l'Occitanie, et pas de façon marginale, quoiqu’on en veuille, cela dès le XIIe siècle, commençant, ce qui n’est pas rien, par un Concile œcuménique, 1179, dans un canon visant les Terres d’Oc. On le retrouve dans une somme de la foi catholique et un traité dénonçant explicitement les manichéens (“qui sont nos modernes cathares”).

Le traité Contra manicheos, qui donne cette précision, “nos modernes cathares”, est daté au plus tard de 1220, soit plus de dix ans avant la mise en place de l'Inquisition.

Annie Cazenave (“De l'opportunité du sens critique”, Les cathares devant l'Histoire, Mélanges offerts à Jean Duvernoy (2003), L'Hydre, 2005, p. 148) fournit un argument qui vaut d’être entendu et qui le ferait remonter plus haut : “Rédigées à Elne vers 1220, de quelle utilité auraient été ces polémiques ? À quel public se seraient-elles adressées ? En temps de guerre, convertir par le dialogue n'était plus de mise, les méthodes étaient devenues plus expéditives ! Ces textes datent du temps des controverses et c'est leur échec qui a conduit à la croisade.”

Il en est de même de la Somme d’Alain de Montpellier, datée du tournant XIIe-XIIIe s. Lui préfère le terme hérétiques, mais ne manque pas de s’interroger sur la signification et l’origine de ce mot, cathares, employé pour l’Occitanie par le Concile auquel il a assisté — origine, pour lui, peut-être populaire. Où l'on retrouve le rhénan Eckbert donnant quelques décennies avant une signification savante à un terme peut-être populaire — jeu de mots sur Ketzer, mot allemand pour hérétique et Katze, le chat, chat que l’on retrouve avec le catus d’Alain, qui y voit l’origine du terme cathare.

Dans tous les cas, on y trouve l’idée qu’il y a bien là-derrière une théologie ! D’autant plus évidente que le Contra Manicheos cite texto un Traité anonyme développant une théologie précise, que le polémiste juge “manichéenne”, c’est-à-dire dualiste (mais le mot n'existe pas encore).

La remarque d’Annie Cazenave révèle toute sa pertinence si l’on sait qu’en Terre d’Oc, la croisade a remplacé la polémique… mais pas en Italie, où au XIIIe s., l’on retrouve le terme cathares, désignant aussi les hérétiques d’Oc, et ayant conservé jusqu’à un traité de théologie intitulé Livre des deux Principes, retrouvé en 1939. Comment faire plus “dualiste” ? — terme pas encore inventé, et donc donné sous les termes manichéens ou cathares.

Dans ces termes apparaît un tâtonnement théologique : comment définir ce qui caractérise cette hérésie ? Où l’on trouve trois temps : manichéens dès le XIe s. ; puis, équivalent moins précis (puisque l’on peine à faire la filiation avec Mani), cathares, depuis le XIIe s. ; et enfin, encore moins précis, tout simplement hérétiques, généralisé par l’Inquisition, dont les procès laissent toutefois transparaître la même hérésie, dont sera retenu le terme cathare, cette hérésie qui a infesté principalement l'Albigeois, lui valant la croisade et l'identification postérieure de son nom à celui d’hérésie albigeoise, i.e. cathare, allant jusqu’à y voir, dès la Canso, ceux de Bulgarie — rejoignant la tentative des polémistes de trouver une généalogie à l’hérésie (cf. de même pour l’Italie les traités généalogiques édités par le P. Dondaine).

À comparer ce que l’on dit d’eux, Jean Duvernoy n’hésite pas à parler de catharisme pour les manichéens du XIe s., selon ce terme disant déjà un embarras qui tentera de se nuancer dans le terme cathares, avant de se contenter du vocable hérétiques — ce qui n'empêche par lesdits hérétiques d'avoir avant l’Inquisition et avant la Croisade, une théologie (en débat et plurielle), une liturgie, une conscience de soi…

RP, avril 24

samedi 30 mars 2024

Wikipédia et le catharisme

Remise en ligne d'un texte d'avril 2022, après de légères modifications de l'article "Catharisme" de Wikipédia (par ex. il signale à présent la mention du terme "cathares" dès fin XIe sous la plume d'Yves de Chartres, sans en tirer les conséquenses sur la thèse "rhénane") : il conserve le même problème de fond…




L’article “catharisme” de l’encyclopédie en ligne Wikipédia est un exemple remarquable de ce qu’il faut lire pour être sûr de ne rien comprendre au catharisme. Heureusement nous sommes toutefois prévenus d’entrée : “La pertinence du contenu de cet article est remise en cause”. Hormis cet avertissement, l'article est non modifiable sur le fond : quelques historiens de ma connaissance s’y sont essayés à plusieurs reprises et se sont vus à chaque fois immédiatement censurés par un vigilant propriétaire (?)* de l'article jugeant à rejeter, sous le terme “POV” (Point of view, i.e. “subjectif”), toute divergence quant à son approche auto-proclamée objective…

La section “étymologie” illustre remarquablement la méthode. Une pétition de principe (fausse : cf. infra), annoncée dès l’introduction, oriente tout le développement : le terme “cathare” viendrait de l'occitanisme des années 1960. L'affirmation est erronée, fût-elle appuyée d’un article déjà ancien de Julien Théry, cité à de nombreuses reprises dans la section, mais réfuté depuis longtemps, notamment par Michel Roquebert…

La section étymologie commence ainsi : “Le nom de ‘cathares’ a été donné par les adversaires de ce mouvement [ce qui est vrai] et il faut noter qu'il est tout simplement absent des milliers de protocoles de l'Inquisition languedocienne, où il n'est mentionné par aucun inquisiteur, accusé ou témoin de la persécution, pas plus qu'il n'est présent chez quelque auteur médiéval [ce qui est faux] ou dans quelque récit de la croisade albigeoise que ce soit. En outre, c'est tardivement qu'il a été adopté par les historiens : c’est en effet seulement depuis les années 1950 que le terme de ‘cathare’ est plus largement préféré à d'autres […]”. Ah bon ?!

On nous concède généreusement, momentanément, un point de départ dans les années 1950, pour revenir, en fin de section sur le postulat de départ - années 1960 : “Repris et popularisé en français par l'occitanisme des années 1960 en opposition au centralisme ‘jacobin’ et parisien, le terme cathare, s'il manque de neutralité, est celui qui s’est imposé, même s'il ne sert jamais dans les sources médiévales à désigner les hérétiques du sud de la France […]”. Sic !

Au seul appui du récit de la Croisade contre les Albigeois (Hystoria albigensis) et d’une lecture erronée du canon 27 du concile de Latran III, on nous assure que l'hérésie était, en Occitanie, intitulée “albigeoise”. Et on nous parle d’”albigéisme”, de façon tout à fait anachronique, puisque le terme, désignant une doctrine (et non plus seulement le cœur d’une région), est dû à la Réforme protestante. Ce faisant on rend inaccessible au lecteur le simple fait que l’Albigeois, notion géographique, a subi une croisade pour fait de catharisme, notion religieuse désignant ce que les textes nomment plus communément “hérésie” (intitulé le plus fréquent, seul point que l’article de Wikipédia remarque à juste titre).

L’article concède, dans une démarche chère aux "déconstructivistes", qu'on peut faire remonter le terme “cathares” plus haut qu’à 1960, au XIXe siècle, avec l’historien alsacien Charles Schmidt “relançant” en 1848 une expression médiévale proche de sa région, sans que celui-ci, Schmidt, n’ait remarqué qu’elle n’aurait au Moyen Âge concerné que la Rhénanie (ce que j'ai nommé "thèse rhénane"), voisine de l’Alsace, bref la zone germanique, ce que l’article souligne à l’envi (concédant toutefois que ce terme germanique a pu s’étendre l’Italie du Nord… Difficile de l’éviter quand un traité médiéval s’intitule carrément De heresi catarorum in Lombardia).

À l'appui de l'idée de la quasi exclusivité rhénane du terme, l’article a insisté précédemment longuement sur le fait, déjà signalé par Jean Duvernoy dès les années 1970, que le terme apparaît dans les sources médiévales effectivement pour la première fois en Rhénanie (sauf Yves de Chartres !).

Wikipédia, suivant le courant "déconstructiviste", y trouve un appui à son postulat de départ et de fin de section : le terme, germanique, ne concerne pas l'Occitanie jusqu’à ce que les occitanistes des années 1960 (ou tout au plus 1950) le fassent leur. Sic !

CQFD ! Sauf que cela se fait au prix de l'occultation de plusieurs sources, parlant bien au Moyen ge de "cathares" concernant l'Occitanie, quoiqu'en veuille le premier paragraphe de la section, nous assénant que le terme n’est pas utilisé par les Inquisiteurs (ce qui est juste) “pas plus qu'il n'est présent chez quelque auteur médiéval” (ce qui est faux).

L’article ne mentionne ni le Contra manicheos qui, début XIIIe siècle, appelle cathares les hérétiques méridionaux (“les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne”), ni la lettre du pape Innocent III aux prélats méridionaux, les mettant en garde en 1198 contre ceux qu’il appelle notamment cathares, lettre enchaînant sur la mise en garde du concile réuni vingt ans avant par son prédécesseur Alexandre III, Latran III (1179). Le concile est bien cité par l’article, en son canon 27, mais d'une façon qui en déforme le contenu, qui contredirait le postulat de base. Non seulement le canon 27 ne fait pas de l’”albigéisme” (dont il ne parle pas) une hérésie à côté de celle des cathares, mais il dit que la région de l’Albigeois, comme celles de la Gascogne, du Toulousain, et d’autres, est infestée de cathares (“dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur” / “Eapropter, quia in Gasconia Albigesio et partibus Tolosanis et aliis locis, ita haereticorum, quos alii Catharos, alii Patrinos, alii Publicanos, alii aliis nominibus vocant…”).

Autre omission significative, concernant Alain de Lille. Il est bien cité, mais nulle part n'apparaît qu’à l’époque où il écrit contre les hérétiques (que dans son développement, il nomme “cathares”), il n’est plus à Lille, mais à Montpellier, où il s’est installé après avoir assisté au concile de Latran III dont il reprend les termes contre les cathares dans sa somme dédicacée à Guilhem de Montpellier, non sans tenter des étymologies douteuses sur le terme “cathares”, qu’il utilise, donc, pour les terres d’Oc). Omission qui permet à l’article de laisser penser qu’il vise la région de Lille (?), comme il omet de laisser paraître que Latran III canon 27 vise bel et bien les terres d’Oc. Intitulé de sa Somme quadripartite : Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – quatre catégories, donc, les cathares étant distingués, comme hérétiques, des dissidents vaudois, les païens désignant les musulmans.

Oubli aussi de Rainier Sacconi, l'ex-dignitaire cathare entré chez les Frères Prêcheurs, qui titre un des paragraphes de sa Summa de catharis : “Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais”.

Méthode étrange que ces omissions pour un article se voulant “objectif” !

Si l’on veut démêler l'écheveau confus que nous propose l'article de Wikipédia, il s’agit d’en venir vraiment aux textes, qui parlent effectivement au Moyen Age préférentiellement d’”hérésie”. Mais lorsqu'il s’agit pour les polémistes d’essayer, dans des textes théologiques, donc, de préciser en quoi consiste ladite hérésie, on trouve régulièrement les formules "manichéens", ou “cathares”, imprécis eux-mêmes et jamais revendiqués par les hérétiques, mais qui permettent aux hérésiologues médiévaux de les distinguer, notamment des vaudois.

À l'époque, “Albigeois” désigne un espace géographique “infesté” de l’hérésie. Au XVIe s., les protestants méridionaux se perçoivent comme héritiers des anciens hérétiques, qu’ils entendent dédouaner de l’accusation de catharisme (que l’enseignement protestant rejette). Ils ne seront donc pas considérés comme cathares, mais A(a)lbigeois, le terme commençant dès lors à prendre un sens religieux, celui d’une doctrine pré-réformatrice (Albigeois devenant “albigeois”, sans majuscule), à côté de celle des vaudois.

Bien avant Schmidt, Bossuet reprend les termes "manichéens" et "cathares" pour faire apparaître que les albigeois dont se réclament les protestants sont bel et bien des hérétiques. Schmidt, près de deux siècles après Bossuet, se rangera aux arguments de l’évêque de Meaux : les albigeois étaient bien cathares, hérétiques !

On est un siècle avant les occitanistes des années 1960, qui n’ont fait que reprendre le terme que les historiens avaient concédé : "cathares". Les occitanistes n’ont rien inventé ! Ils n’ont fait que constater que la répression d’une terre et d’une langue s’était faite sur la base de la répression d‘une hérésie que ses ennemis avait qualifiée de “cathare” !…


RP, 22.04.22


* C'est à dire qui se comporte comme tel, et imperméable à l'argumentation en discussion. Cf. ici.


lundi 18 mars 2024

Calvin, la tolérance et la concordance des temps


Montségur - photo Jean-Louis Gasc


Après l'écoute du portrait à charge de Calvin infligé aux auditeurs de France-Culture ce 16 mars 2024 (par ailleurs 780e anniversaire du bûcher de Montségur) — émission Concordance des temps, présentée par Jean-Noël Jeanneney, dont les propos massifs sont à peine nuancés par l'historien Olivier Christin — … envie de relire le Calvin de Bernard Cottret (Payot [1995], 1998).

Bernard Cottret est cet excellent historien et biographe de Calvin, un des rares à s'efforcer vraiment (cit. p. 216-217) “[…] d’écarter tout anachronisme de nos jugements. La tolérance ? Ni le mot, ni le concept n'existent au XVIe siècle […]. La tolérance naît dans les années 1680, à l'orée des Lumières ; elle s'inscrit dans un espace singulier, celui de l'Europe du Nord-Ouest, Angleterre et Provinces-Unies [influencées l’une comme les autres par… le calvinisme !]. Enfin, elle est l'œuvre d'un homme en particulier, John Locke, auquel le XVIIIe siècle voue un culte constant. [Locke marquant un débouché de la période puritaine anglaise, au cours de laquelle les mouvements issus du calvinisme inventent ce que reprendra le pasteur français Rabaut St-Etienne lors de la troisième révolution puritaine (après la seconde, américaine), la révolution française : la liberté de conscience, qui ouvrira plus tard à la laïcité.]

La tolérance, donc, n'existe pas au XVIe siècle. Bien plus, elle apparaît comme impie. En veut-on un exemple ? Thomas More, auteur de l'Utopie, qui fut jusqu'au bout fidèle à son idéal d'humaniste catholique en préférant la mort ignominieuse d'un traître au reniement de ses principes, le grand Thomas More admettait le bûcher des hérétiques. Il ne voyait même pas très bien ce que l'on pouvait faire d'autre avec des hérétiques que de les brûler !

Calqués sur le latin, les mots français « tolérer » et « tolérance » ne s'appliquent pas au départ à la dissidence religieuse. Ils désignent une mesure provisoire de conciliation, plus pragmatique que philosophique. Tolérer, c'est souffrir et permettre, à la limite, ce qu'on n'arrive pas à extirper. En bref, la tolérance est un moindre mal, elle ne jouit d'aucune valeur positive.

[…] Il serait fallacieux également de voir systématiquement, chez tous les adversaires de Calvin, « des champions déclarés de la tolérance, de la liberté individuelle et des droits de la société civile ». Certes, à défaut de tolérance, au sens philosophique, plusieurs attitudes conciliatrices demeuraient en théorie possibles : la « concorde ecclésiastique », l'irénisme ou valorisation de la paix entre les chrétiens, l'indifférence enfin, qui permet la coexistence. Mais précisément, ni la mansuétude, ni la douceur, ni la lassitude, ni l'indifférence ne méritent le nom de tolérance. […] Théodore de Bèze souligne la clémence de Calvin : une seule exécution d'hérétique, celle de Servet. Le calvinisme se révèle sur ce plan nettement moins performant que l'Église romaine, voire que les autres confessions protestantes :
[si Calvin ne s’est certes pas opposé à l’exécution de Servet (il n’a demandé, sans l’obtenir, qu’un châtiment moins cruel : la décapitation), il n’est pas l’auteur de son exécution. C’est l'autorité civile qui avait ce pouvoir et qui a fait exécuter la peine, approuvée par les autres cantons suisses, et hélas par Calvin, parmi les autres Réformateurs, comme aussi le réputé doux Melanchton, et par-dessus tout l'Eglise romaine qui l’avait fait brûler en effigie.]

Pas de tolérance donc, à l’époque, mais au mieux la clémence, que Théodore de Bèze souligne chez Calvin. Le successeur du Réformateur sait évidemment que le premier travail de Calvin, comme humaniste, portait sur le De Clementia de Sénèque, qu’à bien y regarder Calvin s’est efforcé de pratiquer !

Il vaudrait de s'interroger sur la question de la participation à l'Histoire et au pouvoir et son incompatibilité avec la non-violence — ainsi à l'époque le vécu forcément "sectaire" de l'anabaptisme, le baptême des enfants faisant alors en quelque sorte entrée et participation à la vie commune, d'où alors l'aspect "sectaire" et marginal des anabaptistes, cause première de leur persécution (cet aspect sera dépassé au XVIIe siècle dans les mouvements baptistes anglais participant à la Révolution puritaine). Et Servet s'inscrit dans l'anabaptisme. Alors, seule Strasbourg, ville de cœur de Calvin, influencé par Bucer, trouve un accord avec les anabaptistes, qui ne s'est pas réalisé à Genève, non plus qu'à Zürich, comme en bien d'autres lieux. On ne comprend pas Calvin si l'on ne comprend pas qu'il est un pragmatique, naviguant et s'adaptant dans un monde de pouvoirs en conflits (il dédicace son Institution de la religion chrétienne à François Ier, correspond avec Edouard VI d'Angleterre, lui conseillant de ne pas bouleverser le système épiscopal, et initie où c'est possible un système non-épiscopal, fait de pouvoirs/contre-pouvoirs, qui deviendra le système presbytérien-synodal).

Naîtront beaucoup plus tard toute une lignée d’héritiers de Calvin, pétris de mauvaise conscience, pour se réclamer de ses adversaires de façon parfaitement anachronique, à commencer par se réclamer de Servet, et de Castellion, moins “tolérant” pour les “athées”, et qui ne manquait pas, dans son libelle, de dénoncer en passant chez Calvin son amitié pour les juifs ! Curieuse et anachronique “tolérance”… Aussi on serait bien inspiré de suivre le conseil de Cottret et de se garder de l'anachronisme. Calvin, en effet, n’a pas trouvé d’ennemis plus acharnés que chez les siens, jusqu’au pasteur Schorer qui au XXe siècle sollicite son ami Stefan Zweig, pour un livre jugé excellent par ceux qui ne savent pas que Zweig a renié ce livre, le faisant passer au pilon, et demandant qu’on ne le traduisit pas en français (cf. Frank Lestringant), lorsqu’il a compris qu’en pleine période nazie, il avait attaqué un des rares défenseurs des juifs…

Il y aurait une étude à mener sur cette façon de se dédouaner anachroniquement en accablant le Réformateur, cette façon de se placer dans ce qui est devenu le “camp du bien”… Façon de “meurtre du père”, d’autant plus troublante que les dénonciateurs s’essayent à une psychanalyse de Calvin, parlant de ses “obsessions”, notamment bien sûr à l’égard des femmes, au prix de l’invention qu’il aurait requis des châtiments plus sévères pour elles que pour les hommes, pour les mêmes fautes… Et de se demander s’il ne serait pas proche des talibans et des mollahs iraniens !!! Et d’oublier que sa mise en cause de certaines mœurs de son temps vise avant tout les bourgeois de Genève (qui lui en ont beaucoup voulu) qui se croyaient tout permis vis-à-vis des femmes à leur merci du fait de leur pouvoir. Le recours à la Bible vaut ici pour la défense des victimes (méthode protectrice d’alors — pour ne pas tomber dans l’anachronisme qui y verrait déjà du #metoo ou dénoncerait le fait de ne pas l’y trouver !).

Mieux vaut citer Calvin, qui en son temps, est quand même un des rares à reconnaître et approuver le plaisir féminin : “ce que Dieu permet à une jeune femme de s’éjouir avec son mari est une approbation de la bonté et de la douceur infinie du mariage” (Comm. Deut. 24, 5). Qu’on nous permette de douter de la correspondance d’un tel propos avec ceux des fanatiques islamistes contemporains. Que l’on sache par ailleurs, les réfugiés persécutés n'affluent pas en Afghanistan où en Iran comme dans la Genève du XVIe s. qui a vu plus que doubler sa population suite à son accueil des réfugiés… Calvin est toutefois bien un homme de son temps, empreint de la reconnaissance de sa faiblesse et de ses fautes, ce qui semble échapper aujourd’hui aux adhérents du “camp du bien”.

Pour conclure, deux textes, l’un extrait d’un manuel scolaire contemporain annonçant présenter la “pensée” de Calvin (sic) :

« Nul ne doit jurer ni blasphémer le nom de Dieu, sous peine la première fois de baiser terre, la seconde fois de baiser terre et payer trois sous, et la troisième fois d’être mis en prison trois jours. […] » (D’après Calvin, Ordonnances sur les mœurs, 1539 / Manuel scolaire de 5e, Histoire-Géographie, coll. Martin Ivernel, Hatier, 2005, p. 163.)

2e texte — qui n’apparaît pas dans le manuel scolaire ! — la loi qui, à la même époque que les ordonnances calviniennes genevoises citées ci-dessus, est en vigueur en France :

« […] Tous ceux qui diraient paroles, injures et blasphèmes contre notre Créateur et ses œuvres, contre la glorieuse vierge Marie, sa mère bénie, ses saints et saintes, ou qui jureraient sur eux, seront mis pour la première fois, au pilori où ils demeureront de une heure jusqu’à neuf heures, on pourra leur jeter aux yeux de la boue ou autres ordures, sauf des pierres ou choses qui pourraient les blesser. Après ils demeureront un mois entier en prison au pain et à l’eau. A la seconde fois, on leur fendra la lèvre supérieure avec un fer chaud jusqu’à ce que leurs dents leur paraissent, à la troisième fois la lèvre inférieure ; et à la quatrième fois les deux joues ; et si par malheur, il leur arrivait de mal faire une cinquième fois, l’on leur coupe la langue en entier, qu’ainsi ils ne puissent plus dire de pareilles choses. […] » (Ordonnance royale, donnée par Charles VI le 7 mai 1397, renouvelée régulièrement jusqu’en juillet 1666).

RP, 18.03.2024


Voir ci-dessous un commentaire de Jean-Paul Sanfourche, complété en lien ICI par un développement enrichi de nombreuses sources historiennes.


lundi 22 janvier 2024

"Jésus et Israël", déplacement et ouverture exégétiques




Journée d'étude Jules Isaac, entre histoire, théologie et exégèse, UCLy, Lyon 22.01.2023
Version complète (version courte ICI)



Quelques mots d’explication du titre en guise d'introduction : Jules Isaac a opéré un net déplacement exégétique par rapport à ce qui se faisait en son temps, suscitant une ouverture toujours féconde. Jusqu’à son Jésus et Israël, on lisait communément les Évangiles comme christianisme face au judaïsme. Or un christianisme constitué n'existait pas au temps des Évangiles. En historien, Jules Isaac discerne là un anachronisme, d'autant plus redoutable que s’y fonde la théologie de la substitution du christianisme à Israël, source de l'enseignement du mépris. En historien, il opère ce déplacement essentiel : lire les Évangiles comme textes juifs du premier siècle, retrouver Jésus et les disciples comme juifs plutôt que comme chrétiens. Ce déplacement a eu de la difficulté à être reçu par nombre d'exégètes. Ce déplacement est toujours à l’ordre du jour, et même à ouvrir plus avant. La méthode exégétique ouverte par Jules Isaac a encore à apporter, à ouvrir, concernant, au-delà de Jésus, Paul par exemple, voire aussi, plus loin, la lecture du Coran, l’islam comme le christianisme s’étant développé comme théologie de la substitution, en l’occurrence à tous les cultes antécédents, juifs, chrétiens, et autres. Or tous les antisémitismes modernes s'enracinent dans le terreau religieux qui les a précédés et nourris. Ce que Jules Isaac a clairement mis en lumière concernant l’enracinement en christianisme de l’antisémitisme européen vaut aussi plus largement. En arrière-plan constant, le couple abolir/accomplir.


Abolir/accomplir

Matthieu 5, 18-19 (lsg) : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. — Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »

C’est ce qui suit le propos de Jésus disant « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu 5, 17). Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Or ici le mot grec pour “accomplir” est pleroo, qui signifie non pas mettre un terme comme dans “tout est accompli” (teleo) (Jean 19, 30), mais “observer pleinement” : “je ne suis pas venu abolir, mais observer pleinement”, ce qui permet de comprendre les fameux “mais moi je vous dis” qui suivent, non pas comme “antithèses”, mais comme commentaire approfondi en vue d'une pleine observance.

Ce à quoi Jésus s’oppose, c’est à une interprétation accommodante, voire laxiste, de la Torah. Comme à l’idée que l’amour du prochain qu’elle commande s’arrêterait aux frontières de la nationalité, de la religion, que sais-je encore. C’est à cela que Jésus s’oppose, et pour ce faire, c’est à la Torah qu’il renvoie. De même concernant sa compréhension du shabbat qui ne relève en aucun cas de la transgression. Jésus se veut non pas innovateur inventant une autre Torah, mais tenant d’un judaïsme que certains, à ses yeux, ne prenaient pas assez au sérieux.

Ainsi, la Loi se trouve aussi bien dans le Nouveau Testament, Loi qui est la même que la Torah de la Bible hébraïque ; et par ailleurs l’Évangile sous l’angle où ce mot désigne le salut par la foi, se trouve aussi dans la Bible hébraïque, où il est le même que celui du Nouveau Testament. L’Évangile est au cœur de la Loi. Sous un certain angle il est la Loi elle-même.

Accomplir, observer pleinement, nous parle de pérennité de l’alliance — l’idée de nouvelle alliance n’étant pas “autre alliance”, mais, comme en Jérémie 31 ou Ézéchiel 36, pleine observance, intériorisée, de la même alliance, inscrite dans les cœurs.

Bref, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la Torah un seul iota ou un seul trait de lettre.

Pour donner une illustration de la difficulté chrétienne à vraiment recevoir cela, même aujourd’hui, une anecdote : ayant été, récemment, invité à intervenir dans une rencontre œcuménique sur la relation des chrétiens et des juifs, je m'attachais à expliquer, dans la ligne de Jules Isaac, que contrairement à ce que l’on entend encore trop souvent, Jésus (comme ses disciples juifs du Nouveau Testament) n’a jamais cessé de pratiquer tous les préceptes du judaïsme, y compris les rites alimentaires, et d'enseigner à ses disciples de faire de même. En clôture de la réunion, le modérateur, manifestement troublé par ce qu’il avait entendu, de citer dans sa traduction classique la remarque attribuée à Jésus après un débat sur les rites autour des repas en Marc 7, faisant dire à ce texte (qui ne parle pas des nourritures pures ou impures), dans des mots (au v. 19) par ailleurs inexistants dans les plus anciens manuscrits, qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !), témoin d’un glissement initial, oubliant la fidélité juive de Jésus — quand littéralement en grec, dans ce texte qui reste peu sûr, ce n’est pas Jésus, mais les latrines qui purifient les aliments ! Trait d’ironie tout au plus…

Ce faisant ce que j’avais tenté d’expliquer se trouvait balayé d’un revers de main final par une traduction fort douteuse d’un texte où, à y regarder de près, et si on le retient malgré son inexistence dans les plus anciens manuscrits, Jésus donne dans l’humour en expliquant que la controverse entre ses disciples et quelques pharisiens se clôt, après le repas, aux latrines, lesquelles “purifient tous les aliments”... Jésus, qu’il s'agit de ne pas confondre avec les latrines, expliquant alors, non pas qu’il faut transgresser les rites alimentaires, mais que c’est ce qui sort de l'homme qui le souille. On trouvera les réflexions de Jules Isaac sur ce texte Marc 7 aux pages 113-116 de Jésus et Israël.

Il se trouve par ailleurs, que Maïmonide (que n'a pas cité Jules Isaac — son œuvre reste à prolonger) — Maïmonide donne indirectement un éclairage indispensable sur ce texte de Marc (qu'il n'a peut-être pas connu) : « La pureté des habits et du corps, écrit Maïmonide, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’esprit de la Torah. [...] Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : ‘une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !’ (Proverbes 20, 12-13). » (Maïmonide, Guide des égarés, XXXIII.) Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît, mais on le savait déjà, que les invectives des évangiles parlant de « pharisiens hypocrites » relèvent d’une polémique interne à une même famille, polémique dont la vigueur même est indicative de ce que, comme plus tard Maïmonide, Jésus se réclame de ladite famille ! Les quelques mots du v. 19 de Marc nous situent bien autour d'un repas agrémenté d’une vive discussion de famille, dont sont aussi Jésus et ses disciples, parmi lesquels « quelques-uns » (v. 2) ne se lavent pas les mains. Le débat dans ce texte, comme dans tant d'autres des Evangiles, est entre Judéens et Galiléens, pas entre juifs et chrétiens (qui n’existent pas encore). Judéens et Galiléens sont juifs les uns comme les autres, ce qui pose la question de nos traductions du mot grec ioudaïoi, qui peut signifier aussi bien juifs que Judéens. Le problème, on le sait, est criant dans l'Évangile de Jean.


Juifs et Judéens

Si Jules Isaac ne parle pas de la question juifs/Judéens, il a contribué à l’ouvrir en soulignant fortement que Jésus est juif et qu’il n’est en aucun cas en rupture avec les autres juifs, ni eux avec lui.

Une illustration du problème, partant de la Passion selon saint Jean du protestant J.-S. Bach : quoi de plus chrétien, quoi de plus insoupçonnable a priori que cette œuvre et que le texte de l’Évangile qui l’a inspirée, Jean, qui a pu être intitulé Évangile de l’amour, tant ce thème y est souligné ? L’écrivain Emil Cioran note dans ses Cahiers une expérience qu’il a vécue lors de la semaine sainte 1965 en l'église protestante parisienne des Billettes. Je cite Cioran : « Hier soir à l'église des Billettes, la Passion selon saint Jean. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public. » (Cioran, Cahiers 1957-1972 [10 mars 1965], Paris, Gallimard, 1977, p. 269.)

Qui de plus pertinent que Cioran pour soulever le problème ?, lui dont le passé antisémite, passé qu’il hait et exècre à partir des années 1940, fait un témoin particulièrement pertinent de ce passé collectif européen plein d’un antisémitisme qui, c’est le propos de Jules Isaac, s’est nourri de l’anti-judaïsme séculaire du christianisme (catholique ou protestant). Pas plus que Cioran (d’origine roumaine orthodoxe), nul n’a à pavoiser ! Cioran fait cette remarque en 1965, vingt ans après 1945, et on n’a évidemment pas cessé depuis : on lit toujours Jean en public, sans explication, dans des traductions bien douteuses. Ce qui scandalise Cioran est la simple lecture de la passion telle qu’on la trouve en Jean, dans nos traductions françaises les plus classiques (si la question des traductions, notamment du mot ioudaioi — juifs ou Judéens ? — est heureusement posée de nos jours, elle n’a pas été posée par Jules Isaac ni par les chrétiens de son temps ! Voilà quoiqu’il en soit qui ouvre, comme une entrée redoutable, sur la question de notre lecture du Nouveau Testament, de notre prédication et de notre enseignement de protestants, catholiques, chrétiens en général, concernant la parole néotestamentaire et sa traduction. Où nous ne sommes, souvent, pas beaucoup plus avancés que nos prédécesseurs.

La question des mots que l’on emploie, fût-ce en citant les Évangiles, est au cœur de la question que nous a posée Jules Isaac, mettant en lumière en considérant concrètement le racisme antisémite, ce qui concerne toute l’humanité, à savoir cette racine principale du racisme, « l’enseignement du mépris ». (« Le racisme, c’est quand ça ne compte pas », dira Romain Gary). Jusqu’au milieu du XXe siècle (mais cela, même atténué, n’a pas toujours disparu de nos jours, loin s’en faut), le mépris dont parle Jules Isaac affleure encore hélas très souvent dans l’enseignement chrétien — sans doute, heureusement, moins qu'à l'époque. L’œuvre de Jules Isaac est passée par là mais elle a encore du chemin à faire, le déplacement qu’il a posé, l’ouverture qu’il a ménagée est à prolonger (selon l’invitation de Jules Isaac lui-même. Cf. dans sa réédition de 1959, les notes de fin de volume portant sur les nuances qu’il propose).


1 Thessaloniciens 2, 14

Chaque mise en cause évangélique des « ioudaioi » se situe de fait dans le cadre des polémiques interrégionales, et en aucun cas dans le cadre d’une polémique entre deux religions — dont la seconde n’existe pas ! Les tensions autour de Jésus et de ses disciples sont de l’ordre des tensions avec le pouvoir : Rome ultimement, et médiatement le lieu de son pouvoir, exercé directement (Pilate) ou indirectement (les Hérodiens et le Temple) ; dans les deux cas, évoquant la Judée. Ce faisant le Nouveau Testament est tout simplement dans la ligne des anciens prophètes juifs, qui n’étaient pas toujours tendres avec le centre du pouvoir. Ainsi, dans les évangiles, la mise en cause des « ioudaioi » par un groupe d’origine galiléenne est tout simplement la mise en cause du pouvoir romano-hérodien et de ses émules. Et il en est clairement de même, concernant les persécutions des chrétiens et la mort du Christ, dans la première épître aux Thessaloniciens (1 Thess 2, 14 - tob / modifié) : « vous avez imité les Églises de Dieu qui sont en Judée, dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez souffert, de vos propres compatriotes (Thessaloniciens), ce qu’elles ont souffert de la part des Judéens », i.e. leurs propres compatriotes, et non pas, évidemment, des juifs en général ! Idem, pour revenir aux évangiles, concernant une parabole comme celle des vignerons homicides.


Vignerons homicides

Matthieu 21, 33-43 (tob)
33 "Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: Ils respecteront mon fils.
38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage.
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien ! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ?"
41 Ils lui répondirent : "Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu."
42 Jésus leur dit : "N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur : Quelle merveille à nos yeux. [Ps 118, 22-23 ; És 28, 16]
43 Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits.


Il n’y a dans ce texte aucun rejet d’Israël en faveur de l’Église, comme cela a hélas été souvent pensé par une lecture terrible et fausse du v. 43 !

Derrière les vignerons, ceux qui sont visés sont clairement, et ils ne s'y sont pas trompés, ceux qui sont au pouvoir (tout le chapitre de Mt 21 parle du Temple, des autorités judéennes du Temple, des sadducéens et de leurs alliés y compris certains pharisiens, pourtant pour la plupart plutôt résistants) ; autorités qui préfèrent la force des puissants, des empires (le Sacerdoce allié de Rome) — tandis que le peuple pâtit de l’incurie de ceux qui sont à sa tête (cf. Mt 21, 43). C’est une vigne enfin donnée à la nation qui est annoncée, pour voir enfin des fruits de justice (Mt 21, 43).

V. 41 : “autres vignerons”, v. 43 : “une nation”, où on entend assez fréquemment “une autre nation”, ce que ne dit pas Jésus (le mot autre n’est pas dans ce verset). L'explication est donnée dans la parabole suivante, celle des invités à la noce, qui, en refusant l'honneur, se voient préférés les miséreux des bords des chemins. Or cette autre parabole est donnée comme explication de celle des vignerons, c’est-à-dire une mise en cause des dirigeants en faveur du peuple, la nation, qui leur est confiée, et pas la création d’une “autre nation” ! — Ch. 21, 45 - 22, 2 sq. ‭ “Après avoir entendu ses paraboles, les principaux sacrificateurs et les pharisiens comprirent que c’était d’eux que Jésus parlait,‭
‭et ils cherchaient à se saisir de lui ; mais ils craignaient la foule, parce qu’elle le tenait pour un prophète.
‭Jésus, prenant la parole, leur parla de nouveau en paraboles, et il dit :‭
‭Le royaume des cieux est semblable à un roi qui fit des noces pour son fils.‭”
Etc.

Pas de nouvelle nation ni de nouveau peuple ici, pas de “nouvelle alliance” au sens de “autre alliance”.


Nouvelle alliance ?

C’est ce qu’à contre courant en son temps, Calvin note déjà au XVIe siècle : il n’y a qu’une seule alliance. Je le cite : « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » (Calvin, Institution de la religion chrétienne, II, X, 2).

Cela sur la base d’une lecture des Écritures selon la formule réformatrice Scriptura sui ipsius interpres — l’Écriture est sa propre interprète. Sur ce point précis, le Réformateur, sur la même base que Jules Isaac, les Écritures, esquisse ce que fera l’initiateur de l’Amitié judéo-chrétienne.

Se pose très tôt, suite à cette proposition de Calvin, la question de l'organisation de cette unique alliance, et de la façon dont elle se déploie dans l’histoire biblique. Au XVIIe s., le théologien calviniste néerlandais Johannes Cocceius développe l’idée d’une suite de renouvellements de l’alliance en plusieurs dispensations. Au XIXe s., l’anglican J.-N. Darby développera dans cette ligne ce qui deviendra le fameux “dispensationalisme” voué à un grand succès dans les milieux évangéliques américains — cf. Kalman J. Kaplan et Paul Cantz, Israël : « occupant » ou « occupé » ? La projection psycho-politique du substitutionnisme chrétien et post-chrétien (trad. par M. Macina) : les auteurs posent la question de l’antisionisme comme forme de la théologie de la substitution. À l'inverse le dispensationalisme, maintenant l'idée d'une alliance juive non-caduque à côté du christianisme, apparaît à l'origine du sionisme chrétien, avec l'ambiguïté d’une eschatologie attendant la conversion des juifs au Christ. Ce qui fait qu'a subsisté ici comme dans les autres courants du christianisme, les protestants comme les autres, l'attitude séculaire négative à l'égard des juifs — comme Jules Isaac l’a justement noté à plusieurs reprises.

Posant la notion de “voie spécifique de salut” concernant le judaïsme, la concorde luthéro-réformée de Leuenberg (1974) n'est pas sans analogie avec cette perspective, mais en refusant l’attente d’une conversion des juifs.

Le poids de la tradition de lecture antécédente, de la théologie de la substitution, reste considérable, qui entraîne toujours à nouveau des lectures considérant le christianisme comme “supérieur”, correspondant à l'alliance éternelle espérée par Jérémie (ch. 31). Une lecture projetée notamment sur l'Épître aux Hébreux… qui ne dit pas cela…


Hébreux 8, 13 et la “nouvelle alliance”

“En parlant d’une alliance nouvelle, il a rendu ancienne la première ; or ce qui devient ancien et qui vieillit est près de disparaître.” (tob)

Face à l'alliance éternellement nouvelle (scellée d'éternité dans les cœurs), la forme temporelle de l'alliance, avec ses rites, qu'ils soient juifs, chrétiens, etc, est renvoyée à sa temporalité, à sa réalité passagère. Or, pour l’Épître aux Hébreux, la manifestation de l'alliance éternelle est advenue — en ces jours qui sont les derniers (cf. Hé 1, v. 2). Dès lors, ce temps étant à son terme, scellé en 70, avec la destruction du Temple, tout ce qui se déploie dans le temps – y compris les rites (qu'ils soient juifs, chrétiens ou autres), qui ne sont que l'ombre du modèle céleste et éternel, est près de disparaître.

Si le “pas encore” subsiste encore provisoirement, le “déjà” est tout proche, qui verra disparaître ce qui relève de ce temps.

L’Alliance nouvelle n'est pas le christianisme, et ne date pas du moment de l'épître ou du Nouveau Testament en général, ni de celui de Jérémie (cf. Jr 31). Elle est la signification éternelle de tout rite (cf. la réalité ultime signifiée par "le modèle sur la montagne" du Sinaï – Exode 25, 40). Le christianisme a des rites terrestres, comme baptême, cène (etc.), qui signifient une réalité éternelle, comme les rites juifs. Les uns comme les autres étant terrestres et symboliques, sont “anciens”, relèvent de l'ancien monde.

La distinction que fait l’épître aux Hébreux, écrite avant l'instauration du christianisme et de son rituel (et donc la nouvelle alliance n'est pas le christianisme), n'est pas entre alliance juive et alliance chrétienne, mais entre alliance temporelle (sous forme juive ou chrétienne), dotée de rites symboliques, et alliance éternelle, sans rite terrestre aucun.


Paul et l’alliance

Actes 15, 19-21 (lsg) : « je suis d’avis, dit Jacques, qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. » — Voilà une Église juive accueillant des « craignant Dieu » non-juifs appelés à observer la loi noachide, loi de Noé, concernant les non-juifs mais relevant de la judéité, puisque la loi de Noé est dans la Bible juive (Genèse 9).

Cette position d’Actes 15 est aussi celle de Paul (cf. Ro 14 et 1 Co 8 et 10), malgré les réflexions qu’il introduit (ibid ) - sur la base, me semble-t-il, de la distinction juive houkim/mishpatim. Cela dit apparaît aussi la distance qui va se creuser entre les chrétiens issus des nations et la Loi de Moïse — question qui va devenir le porte-à-faux au jour où l’Église va, de plus en plus, estimer avoir remplacé Israël, et interpréter la notion de nouvelle alliance comme parlant du christianisme, rétro-projetant sur le Nouveau Testament un débat juifs-chrétiens ultérieur.

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Le tournant Jésus et Israël

Jésus et Israël (1948) a failli n’être pas publié — du fait la difficulté à le recevoir. Venait de paraître chez Fayard (1945) le livre à succès de Henri Daniel-Rops, Jésus en son temps, qui avait reçu nihil obstat du célèbre exégète jésuite Joseph Huby et imprimatur du vicaire général Mgr Leclerc le 17 avril 1944 — date marquant une troublante inconscience de ce qui se vient de se passer et se passe alors encore en Europe…

Jules Isaac entreprend de répondre à ce livre par une lettre restée sans réponse, suite à quoi il en fait une lettre ouverte, refusée par la revue Esprit. Suivent une série d'articles en faveur de Jules Isaac, publiés dans le premier Cahier d’études juives de la revue Foi et vie dirigée par le pasteur Fadiey Lovsky, et dans la Revue du christianisme social, dirigée par le pasteur Jacques Martin (cf. Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », dans Revue d’Histoire de la Shoah 2010/1 n° 192, p. 157-193 et P. Cabanel, Juifs et protestants en France, les affinités électives, Fayard, p. 284 sq.). Moment catalyseur d’un travail déjà commencé auparavant par Jules Isaac sur les liens entre la tradition chrétienne et l’antisémitisme. Le succès public du livre de Daniel-Rops a rendu urgente, aux yeux de l’historien, cette démarche qu’il a déjà entreprise : son travail de recherche aboutit à la rédaction de son œuvre maîtresse, Jésus et Israël, donc, livre commencé en 1943 alors qu’il est réfugié au village du Chambon-sur-Lignon. Le livre sera achevé en 1946. Refusé par Hachette, son éditeur, il ne paraît qu’en 1948, grâce à l’aide que lui a apportée le pasteur Charles Westphal, alors vice-président de la Fédération Protestante de France, qui l’introduit chez Albin Michel.

Toujours dans la Revue du christianisme social, le pasteur Jean-Jacques Bovet s’adresse à Jules Isaac, disant de son livre : « l'essentiel s’y trouve de ce qui doit être répondu aux innombrables Daniel-Rops qui sommeillent (ou qui veillent !), – avec souvent une merveilleuse bonne conscience, – dans chacune de nos Églises… Ce n’est pas pour en dire plus que vous, que j’écris cet article : c’est pour qu’une voix chrétienne vienne s’unir à la vôtre, dans le même cri de douleur et d’authentique piété… Dans une confession ou l’autre, nous appartenons, chrétiens, à une Église dont il est malheureusement légitime de dire qu’elle a fourni jadis à l’antisémitisme des excitants hideux et efficaces. »

Ces aléas sont en lien, en cette année 1948, avec ce que Jules Isaac y fonde aussi l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, avec — parmi d'autres fondateurs, juifs et chrétiens — Edmond Fleg et les mêmes Jacques Martin et Fadiey Lovsky, lequel initie ce qui est aujourd’hui la commission protestante des relations avec le judaïsme.

Cela rappelé sans négliger toutefois que côté protestant aussi, on trouve — le pasteur Bovet l’a rappelé — des traces prégnantes du mépris qui sommeille, ou qui veille, voilà quand même un nombre significatif, et non-exhaustif, de protestants qui ont contribué à la publication difficile de Jésus et Israël. Or, on peut avoir des raisons de penser que ce n’est pas un hasard théologique…

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Une citation de Calvin par Jules Isaac, à propos du verset terrible de Matthieu (27, 25) : “Son sang soit sur nous et sur nos enfants”. Jules Isaac cite le commentaire qu’en fait Calvin pour montrer que sa lecture est similaire à celle qui est unanime en son temps. Je lis cette citation de Calvin (Harmonie évangélique p. 700) par Jules Isaac (Jésus et Israël, p. 471) : « Le zèle inconsidéré [des Juifs] les précipite jusque-là, que commettans un forfait irréparable, ils adjoustent quant et quant une imprécation solennelle, par laquelle ils se retranchent toute espérance de salut… Qui est-ce donc qui ne diroit que toute la race est entièrement retranchée du royaume de Dieu ? Mais le Seigneur par leur lascheté et desloyauté monstre tant plus magnifiquement et évidemment la fermeté de sa promesse. Et afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. » Jules Isaac ne s'arrête pas à ces tous derniers mots qu’il cite, mots pourtant décisifs pour mettre en question l’antijudaïsme chrétien. On y reviendra.

Cela dit, le Réformateur, tenu par le texte évangélique, ici celui de Matthieu, le lit dans le cadre d’une “harmonie évangélique”, recevant le vocable “les juifs”, traduisant alors ioudaioi, comme dans Jean, lieu commun souvent jusqu’à nos jours.

N’en reste pas moins que « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée », écrit Calvin, qui place l'Ancien Testament au même niveau que le Nouveau. En clair, au XVIe siècle, le Réformateur soutient que l’alliance juive donc, est au fond la même que celle des chrétiens. Les rites diffèrent, l'alliance est commune : elle n’est donc pas abrogée. Si Calvin lui-même n’en tire pas dès son époque toutes les conséquences, et longtemps ses successeurs non plus, voilà une conviction propre à être opposée à l’enseignement du mépris — ce que Jules Isaac, qui s’en tient au portrait courant d'un Calvin “intransigeant”, n’a pas perçu. Il en a cite pourtant, p. 471, l’affirmation que nous avons lue, selon laquelle l’“alliance avec Abraham exempte ceux qu’il a élus de la damnation”.

C’est un observateur catholique récent qui note « que lors de son voyage à Mayence en 1980, le pape Jean-Paul II a provoqué la surprise en citant pratiquement Calvin : “l’alliance avec Israël n'a jamais été révoquée par Dieu !” » J’ai cité l’Abbé Alain-René Arbez. Alors responsable catholique des relations avec le judaïsme en Suisse, il écrit cela le 8 février 2009.

Or l’idée inverse, à savoir que l’alliance avec Israël ait pu être révoquée, est précisément le nœud de l'enseignement du mépris. Cette idée se traduit de diverses façons, depuis l’affirmation que l'Église aurait été substituée à Israël, jusqu’à celle, qui se veut plus nuancée (mais ça revient au même), qui voudrait que l'alliance chrétienne accomplisse celle du Sinaï, ou la dépasse. L'idée de fond, des plus redoutables, est que Dieu abrogerait, ou corrigerait, ou donnerait pour dépassé ce qu’il a pu dire auparavant !

C’est ce point qui est insupportable à Calvin, pour qui Dieu ne peut se renier lui-même (cf. 2 Ti 2, 13 - lsg : « si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même »). Quel est en effet ce Dieu qui abrogerait ce qu’il a promulgué ? Quelle serait sa fiabilité ? Qu’est-ce qui garantirait, dès lors, qu’il n’irait pas abroger ce que les chrétiens tiennent pour nouvelle alliance éternelle ? Une telle idée, qui est derrière la théologie du changement d’alliance, implique de ne tolérer que de façon au fond méprisante ce qui est réputé caduc ; et en outre de ne pas tolérer ce qui, ultérieur, est perçu comme hérésie ou schisme — voué donc à la persécution, car cela remet en question l’affirmation que la foi remplaçante est, elle seule, inabrogeable.

Cette tolérance méprisante de ce qui est réputé caduc est le fruit de la conviction, longtemps partagée par les chrétiens de toutes confessions, que Calvin a commencé à mettre en question en affirmant que l’alliance est inabrogeable. C’est cette idée de dépassement qui est au cœur de ce que Jules Isaac a appelé l'enseignement du mépris : idée reprise, hélas, par la modernité dans les philosophies du dépassement, et hélas aussi, par l’islam, ayant mis en place une théorie de l’abrogation des textes antérieurs et de la tolérance de ceux dont l’alliance est ainsi censée avoir été dépassée, les juifs et les chrétiens — ces derniers organisant pour leur part en chrétienté la tolérance des juifs.


Après le 7 octobre

On a évoqué la thèse de Kaplan-Gantz sur l'antisionisme comme forme de la théologie de la substitution. Thèse à considérer à nouveau après le 7 octobre. Le pogrom du 7 octobre n’est pas sans lien avec la théologie de la substitution en islam. Comme le christianisme a considéré unanimement jusqu'à il y a peu que l'Église aurait été substituée à Israël, mutatis mutandis, l'islam a fait de même, considérant s'être substitué au judaïsme et au christianisme. La méthode de Jules Isaac de lecture des Évangiles pourrait retrouver du service dans la lecture du Coran. Comme suite à Jules Isaac on apprend en christianisme à lire les Évangiles dans leur contexte juif et non à partir du christianisme constitué par la suite, l'islam devra apprendre à lire le Coran dans son cadre historique initial (c'est la méthode proposée par Le Coran des historiens). Ainsi on doit pouvoir lire la guerrière (apparemment) Sourate 9 du Coran non à l’aune de textes tardifs comme la Sira d’Ibn Hichâm ou de hadiths guerriers et tardifs, mais en regard du contexte judéo-chrétien de l’islam en gestation…

Ibn Hichâm écrit : « [...] le Prophète ordonna de tuer tous les hommes des Banu Quraydha [tribu juive], et même les jeunes [...].
Le Prophète ordonna de faire descendre de leurs fortins les Banû Quraydha et de les enfermer dans la maison de Bint al-Hârith. Il alla ensuite sur la place du marché de Médine, la même que celle d'aujourd'hui (du temps d'Ibn Hichâm), et y fit creuser des fossés. Puis il fit venir les Banû Quraydha par petits groupes et leur coupa la gorge sur le bord des fossés. Parmi eux, il y avait Huyayy ibn Akhtab, l'ennemi de Dieu, et Ka'b ibn Asad, le chef des Quraydha. Ils étaient six cents à sept cents hommes. On dit huit cents et même neuf cents. Pendant qu'ils étaient amenés sur la place par petits groupes, certains juifs demandèrent à Ka'b, le chef de leur clan :
- Que va-t-on donc faire de nous ?
- Est-ce-que cette fois vous n'allez pas finir par comprendre ? Ne voyez-vous pas que le crieur qui fait l'appel ne bronche pas et que ceux qui sont partis ne reviennent pas ? C'est évidemment la tête tranchée !
Le Prophète ne cessa de les égorger jusqu'à leur extermination totale. »
(Ibn Hichâm, Sira, trad. Wahib Atallah, La biographie du Prophète Mahomet, éd. Fayard p. 277, chapitre « Le “jihad” contre les juifs... » — Sira, II, 240-241.)

Ainsi, Sourate 9, At-Tawba, v. 5 (trad. Blachère) : « Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les Infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! [...] » — ne peut-il être lu que comme invitation au meurtre ? (Cela sur le modèle de la razzia antéislamique. NB : les infidèles ici désignent probablement les “idolâtres” — mais l’idée peut s’entendre aussi des juifs, chrétiens ou musulmans non islamistes, donc “apostats”.)

Proposition dans la lignée de Jules Isaac : les textes difficiles du Coran, comme cette Sourate 9, ne sont pas à lire en regard de la Sira, écrite au 8e ou 9e s., ou des hadiths qui l’inspirent — qui font du prophète de l’islam un massacreur, mais à lire en regard, par ex. d’un texte comme Matthieu 13, 24-43, la parabole de l’ivraie et son explication, où la séparation du bon grain et du mauvais est renvoyée au jugement final. De même, les “mois sacrés” de la Sourate 9 pourraient être à percevoir comme symbole eschatologique (en effet quand les “mois sacrés” expirent-ils puisque leur rythme est cyclique ?). Proposition en regard de Matthieu : et si leur “expiration” était la fin du temps de grâce, du temps de la patience en quelque sorte — symbolisé par les “mois sacrés” ? Si c’était alors seulement après le temps de ce monde qu’intervient le jugement, effectué par les anges ? — auxquels s’adresserait cette parole coranique, selon une clef donnée par ce grand connaisseur de l’islam qu’était Henry Corbin. Je le cite :

« [...] il n'y a pas des Anges séparés de la matière et des âmes destinées par nature à animer un corps matériel organique. Les uns et les autres sont des substantiae separatae : il y a des Anges demeurés dans le plérôme, et il y a des Anges déchus sur la Terre, des Anges en acte et des Anges en puissance. Ou bien encore cette scission peut s'entendre d'un même être, un unus ambo : le pneuma, l'Esprit ou l'Angelos [...] est la personne ou l'Ange demeuré dans le Ciel, le “jumeau céleste”, tandis que l'âme désigne son compagnon déchu sur Terre, auquel il vient en aide et qui lui sera réuni, s'il sort finalement triomphant de l'épreuve. [...] Si l'âme a pour fonction étymologiquement d'animer, si elle est substance complète indépendamment du corps matériel organique qui la fixe provisoirement, c'est qu'elle a laissé dans le monde de lumière son “vrai corps”, le corps céleste d'une pure matière encore “immatérielle”, ou le vêtement de lumière qu'elle doit revêtir. » (Henry Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, éd. Berg, p. 116-117)

Cf. Matthieu 18,10 : “leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père qui est dans les cieux”.

La parabole — Matthieu 13, 24-30 — et son explication — Mt 13, 36-40 (tob) :
24 Jésus leur proposa une autre parabole : “Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ.
25 Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par-dessus, il a semé de la mauvaise herbe en plein milieu du blé et il s’en est allé.
26 Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, alors apparut aussi la mauvaise herbe.
27 Les serviteurs du maître de maison vinrent lui dire : Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de la mauvaise herbe ?
28 Il leur dit : C’est un ennemi qui a fait cela. Les serviteurs lui disent : Alors, veux-tu que nous allions la ramasser ? —
29 Non, dit-il, de peur qu’en ramassant la mauvaise herbe vous ne déraciniez le blé avec elle.
30 Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs :
Ramassez d’abord la mauvaise herbe et liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier.
[...]
36 Laissant les foules, il vint à la maison, et ses disciples s’approchèrent de lui et lui dirent : “Explique-nous la parabole de la mauvaise herbe dans le champ.”
37 Il leur répondit : “Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ;
38 le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; la mauvaise herbe, ce sont les sujets du Malin ;
39 l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges.
40 De même que l’on ramasse la mauvaise herbe pour la brûler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde [...].


*

Aune du jugement, la fidélité de Dieu à sa miséricorde — 2 Ti 2, 13 (lsg) : « si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même ».

Retour sur l’idée de tolérance, comme fait dont nous ne sommes pas dépositaires, sauf à reposer sur la prétention délirante à se croire fidèles plus que les autres ! La tolérance relève de Dieu seul qui demeure fidèle à sa propre bonté, promesse et alliance : nous concernant, la notion de tolérance est parfaitement ambiguë (puisqu’on tolère ce qui n’est au mieux qu'imparfait — au pire exécrable, dans toute son acuité en chrétienté avec le mythe chrétien commun du déicide), c’est cette façon de tolérance, pouvant certes inclure protection, mais protection toujours à la merci des protecteurs, qui a été remise en question dès les révolutions modernes, dites puritaines, d’inspiration en bonne part calvinienne, dans les pays anglo-saxons, puis par la Révolution française, quand, contre la tolérance, le pasteur Rabaut Saint-Étienne, présidant l’Assemblée constituante de 1789, réclamait en France, pour les protestants et les juifs, la liberté et pas seulement la tolérance. Là où l’on doit la liberté, la tolérance est une faute.

Les faits montrent que partout où il n’y a que tolérance, avec théorie du dépassement (ou corrélativement théorie de l’indépassable de ce qui règne, ce qui viendrait après étant suspect comme ce qui est venu avant), il ne peut y avoir de liberté entière et de dignité pleine. Il ne peut y avoir, au mieux, que condescendance, ou, si les tolérés ne se soumettent pas à leur propre mépris, à leur propre dépassement, à leur propre abrogation, il ne peut y avoir que persécution, expulsions et exil (pensons déjà aux Pères de l'Église, ou à Luther), et au comble, pour l’Europe moderne, volonté d'extermination d’un judaïsme finalement racisé. Idée de dépassement ou taxation d’hérésie sont les prétextes constants des persécutions et des génocides, ce jusqu'à aujourd'hui !

Persécutions, sang versé, mot biblique pour mise à mort, voilà qui nous ramène au terrible verset de Matthieu (27, 25) et à l’affreux malentendu débouchant sur la lecture historique antisémite de ces mots… Mais celui qui meurt, Jésus, entend-il autre chose qu’une prière en vue du salut, cachée dans ces mots dits devant lui dont la mort se veut solidarisation avec ceux qui meurent et souffrent ? — Calvin nous dit qu’en vertu de l’Alliance les enfants d’Abraham sont exemptés de la malédiction. Ce qui peut conduire un pas plus loin, et appeler les chrétiens, en fonction de leur foi à la vertu salvatrice du sang du crucifié, à faire leurs les mots du vendredi saint : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! »


RP, Lyon, UCLy, 22.01.24

lundi 1 janvier 2024

Projet



« Un descendant du Ba'al-Chem confia un jour à ses proches qu'il mettrait volontiers ses pensées par écrit s'il était assuré d'avoir pour seul but “le plaisir de son Créateur”. Mais, dans son incertitude, il abandonna son projet. »
(Alexandre Safran, La Cabale, ch. 1, “Tradition, Loi et Histoire”)

dimanche 5 novembre 2023

Promesse...




« Ils habiteront chacun sous sa vigne et sous son figuier, et il n’y aura personne pour les troubler ; car la bouche de l’Éternel des armées a parlé. » (Michée 4, 4)

Jusque là… 

« L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, 1965)

*

« Quand Dieu prend un cœur, écrit al-Hallâj, Il le vide de ce qui n’est pas Lui ; quand Il aime un serviteur, Il incite les autres à le persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul ». (Akhbâr al-Hallâj. 36. Cité par Louis Massignon, “Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas Hallâj, martyr mystique de l’islam”, in Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009, p. 389). 

« Hallâj […] l’exhorte à avancer, à pénétrer dans le feu du vouloir divin jusqu’à en mourir, comme le papillon mystique, et à se “consommer en son Objet” » (Massignon, ibid., p. 394).

Voilà qui rejoint l’affirmation biblique parlant d’un Dieu jaloux !

Louis Massignon rapporte ce témoignage :
« Un homme était allé se poster devant al-Hallâj, qui était sur le gibet et avait crié : “Louange à Dieu ! Qui t’a fait exposer là — en exemple aux hommes et aux anges, — en avertissement pour ceux qui regardent !” — Mais voici qu’il sentit par-derrière lui al-Hallâj lui-même, dont la main s’était posée sur son omoplate, — et qui lui récitait (le verset du Qorân sur Jésus) : […]
“Non ils ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié, mais il leur a paru qu’il en avait été ainsi… et ils ne l’ont pas tué véritablement ; mais Dieu l’a enlevé à Lui, car Dieu est puissant et juste…” […]
Et c’est là le sens de ce qu’une ancienne légende dit d’al-Hallâj en croix : “Il tourna sa face vers la foule et déclara : “celui qui est visible (ici) a sa profession de foi rejetée : celui qui est (ici) invisible a sa profession de foi agréée (par Dieu) !” [Le mot des anciens : ceci est la moitié d’un homme (…) ]. » (Louis Massignon, “Al-Hallâj le phantasme crucifié des Docètes et Satan selon les Yezidis”, Revue de l’histoire des religions, 1911, in Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009, p. 505-506.)

Massignon réfère aussi à Manès :
« Inimicus quippe, qui eumdem salvatorem judicum patrem crucifixisse se speravit, – ipse est crucifixus , quo tempora aliud ostensum actum est, atque aliud ostensum. » [Trad. : Pour l’ennemi, qui espérait avoir crucifié le même sauveur, le père des juges, — il fut lui-même crucifié, et à cette époque l’acte montré fut accompli, et un autre fut montré.] (Manès, Epistola fundamenti, extrait ap. S. Augustini, De fide contra Manichaeos, XXVIII, PL t. XLIII, 1147 […], in Louis Massignon, ibid., p. 507.)

La proximité d’avec Dieu, terrible en ce monde, est en cela-même signe d’élection, de vie indestructible auprès de Dieu. Témoin à travers les temps, Israël : l’islamologue Christian Jambet note : “Le peuple juif, Israël, dépositaire incontestable de l’élection” (Christian Jambet, Préface à : Louis Massignon, Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009. p. viii).

« Non, Massignon n’a point milité contre Israël, mais contre la partition de la Terre sainte […]. Israël et Ismaël, les chrétiens, les juifs, les musulmans sont aussi responsables les uns que les autres d’une partition voulue par les grandes puissances, embarrassées des juifs qu’elles ont abandonnés à leurs bourreaux, et rejetant sur les Arabes de Palestine le legs de leurs politiques criminelles. » (Christian Jambet, ibid. p. xiv)

… Regard lucide, repris encore en 2009, ancré en un temps hélas révolu, quand à la cause palestinienne qui en est née se substitue un antisémitisme assumé, n’ayant plus rien à voir avec la cause palestienienne, et désormais dévoilé, au détour d’un immense pogrom, aux yeux de qui ne refuse pas de voir…

7 octobre 2023… 

Un pogrom inouï (peut-être est-ce cet inouï qui fait que quelques jours après, on préfère le passer sous silence !) un affreux massacre, viols de masse, tortures, œuvre de fanatiques, qui, à l’instar d’autres fanatiques, sévissent contre leur peuple, comme partout où ils sont au pouvoir, quelle que soit leur secte. Actuellement, Afghanistan, Iran, Gaza. Aucune difficulté pour eux dans le génocide des Ouighours ou dans les massacres de musulmans dans le Sahel. Un seul problème, obsessionnel, celui qui heurte leur antisémitisme et leur vaut l’approbation des obsessionnels d’Occident et les actes aveugles des fanatisés (qui ne sont pas à l’abri où leurs chefs se cachent). Ce problème, leur obsession : Israël, les juifs (ainsi que, en perspective, les chrétiens non antisémites, “traîtres” ou “croisés”).

Cioran, qui s’y connait en matière de fanatisme pour y avoir succombé lui-même dans sa jeunesse grevée d’adhésions fascistes qu’il hait par la suite, écrit :
“Il me suffit d’entendre quelqu’un […] dire ‘nous’ avec une inflexion d’assurance, d’invoquer les ‘autres’, et s’en estimer l’interprète, — pour que je le considère mon ennemi. J’y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif […].
Le fanatique, lui, est incorruptible : si pour une idée il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer pour elle ; dans les deux cas, tyran ou martyr, c’est un monstre. Point d’êtres plus dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête. Loin de diminuer l’appétit de puissance, la souffrance l’exaspère […]. Excédé du sublime et du carnage, il rêve d’un ennui de province à l’échelle de l’univers, d’une Histoire dont la stagnation serait telle que le doute s’y dessinerait comme un événement et l’espoir comme une calamité…” (Emil Cioran, “Généalogie du fanatisme”, Précis de décomposition, Œuvres, p. 583.)

Si on avait opposé autant de « oui, mais » aux exactions des nazis qu’a côtoyés Cioran qu’aux assassins d’aujourd’hui, la Shoah aurait peut-être été menée à son terme, le révisionnisme l’aurait emporté et Hitler serait peut-être resté au pouvoir !

*

Juillet 1209… 

“— Besièrs est tombée voilà trois ou quatre jours. Nul n’y a survécu.”
Alaïs tituba vers un banc.
“Ils ont tous… trépassé ? bégaya-t-elle, horrifiée. Femmes et enfants ?
— Nous touchons là aux confins de la perdition, déclara Pelletier. Si l’on peut perpétrer de telles atrocités sur des innocents…” (Kate Mosse, Labyrinthe, LdP p. 490 — à propos du sac de Béziers, 22 juillet 1209)

“Le diable, l’ayant élevé, montra à Jésus en un instant tous les royaumes de la terre,‭ ‭et lui dit : Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes ; car elle m’a été donnée, et je la donne à qui je veux.‭ ‭Si donc tu te prosternes devant moi, elle sera toute à toi.” ‭ (Luc 4, 5-7)

“Le monde entier gît sous le pouvoir du Mauvais.” (1 Jean 5, 19)

“Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge.” (Jean 8, 44)

*

Il y eut un temps où le mensonge “argumentait”, où le révisionnisme tentait de la sorte de cacher les crimes qu’il voulait nier, ou ce qui gênait sa conception du monde et de l’histoire. Vient le temps où le mensonge ne se donne même plus cette peine !
Dix jours après l’innommable massacre antisémite perpétré par les terroristes du Hamas, apparaissent, comble du révisionnisme, des propos tentant, devant la peur de la menace qui pèse sur les assassins cachés derrière les civils et les otages, de passer sous silence les atrocités du 7 octobre dont ils se sont ignoblement vantés ! De sorte que la victime passe pour le coupable quand elle essaye de se défendre !
Surprenante inaccessibilité à la compassion pour les victimes de ce pogrom de la part de ceux qui n’en ont pas manqué pour les victimes du Bataclan et qui n’ont alors rien trouvé à redire à la volonté équivalente d’en finir avec Daech. Aucune opposition alors contre les attaques de Mossoul et Raqqa avec leurs victimes civiles. Pour ne rien dire des bombardements indiscriminés au Yémen, des millions d’assassinés au Congo, ou du nettoyage ethnique contre les Arméniens, etc., pas plus qu’en 1970 contre la Jordanie s’en prenant… aux Palestiniens. À croire que les survivants de la Shoah, comme ces grand-mères prises en otage, sont restés quantité négligeable ! (Ignominie supplémentaire des geôliers, “libérant” le 24 octobre pour les entendre dire qu’elles ont été “traitées humainement”, quelques-unes de leurs proies enlevées dans la violence qui massacrait leurs proches !)

*

Entrer dans l’Histoire c’est entrer dans le malheur (“car la gloire de ces royaumes m’a été donnée”, dit le diable en Luc 4, 6), d’autant plus sûrement qu’on est proche de la Source de l’Être — redoutable élection ! Avoir été contaminé par la présence de la Source de l’Être au Sinaï, en avoir contaminé une terre. “Je ferai de Jérusalem une pierre pesante pour tous les peuples ; tous ceux qui la soulèveront seront meurtris” (Zacharie 12, 3). Voir qui s’est approché de la Source de l’Être, ou y aspire, entrer en contradiction avec l’Histoire, au près ou au loin, de Hallâj aux cathares. “Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur.” (Simone Weil, En quoi consiste l’inspiration occitanienne ?, 1942)

Être sorti de l’Histoire, en avoir été chassé, appauvri — ainsi Israël (Ro 11, 12 & 15) — par les empires, Rome et les nations enrichies en l’attente de la plénitude d’au-delà de l’Histoire… jusques à quand ?

*

Psaume 130

Du fond de ma détresse
Dans l’abîme où je suis,
À toi seul je m’adresse
Et les jours et les nuits ;
Mon Dieu, prête l’oreille
Au cri de ma douleur
Et que ma plainte éveille
Ta pitié, Dieu sauveur.

Si tu comptes nos fautes,
Qui pourra subsister ?
Ta justice est trop haute,
Qui pourra résister ?
Mais le pardon se trouve,
Seigneur, auprès de toi
Pour que nos cœurs éprouvent
La crainte de leur Roi.

J’espère en ta parole,
Je compte, ô mon Sauveur,
Qu’elle éclaire et console
Mon âme en sa frayeur.
J’attends plus que la garde
N’attend l’aube du jour ;
Mon cœur vers toi regarde
Et cherche ton secours.

Qu’Israël sur Dieu fonde
En tout temps son appui ;
En lui la grâce abonde
Et jamais ne tarit.
De toutes nos offenses
Il nous rachètera,
De toutes nos souffrances
Il nous délivrera.

Clément Marot 1496-1544 / Roger Chapal 1912-1997


RP