lundi 18 mars 2024

Calvin, la tolérance et la concordance des temps


Montségur - photo Jean-Louis Gasc


Après l'écoute du portrait à charge de Calvin infligé aux auditeurs de France-Culture ce 16 mars 2024 (par ailleurs 780e anniversaire du bûcher de Montségur) — émission Concordance des temps, présentée par Jean-Noël Jeanneney, dont les propos massifs sont à peine nuancés par l'historien Olivier Christin — … envie de relire le Calvin de Bernard Cottret (Payot [1995], 1998).

Bernard Cottret est cet excellent historien et biographe de Calvin, un des rares à s'efforcer vraiment (cit. p. 216-217) “[…] d’écarter tout anachronisme de nos jugements. La tolérance ? Ni le mot, ni le concept n'existent au XVIe siècle […]. La tolérance naît dans les années 1680, à l'orée des Lumières ; elle s'inscrit dans un espace singulier, celui de l'Europe du Nord-Ouest, Angleterre et Provinces-Unies [influencées l’une comme les autres par… le calvinisme !]. Enfin, elle est l'œuvre d'un homme en particulier, John Locke, auquel le XVIIIe siècle voue un culte constant. [Locke marquant un débouché de la période puritaine anglaise, au cours de laquelle les mouvements issus du calvinisme inventent ce que reprendra le pasteur français Rabaut St-Etienne lors de la troisième révolution puritaine (après la seconde, américaine), la révolution française : la liberté de conscience, qui ouvrira plus tard à la laïcité.]

La tolérance, donc, n'existe pas au XVIe siècle. Bien plus, elle apparaît comme impie. En veut-on un exemple ? Thomas More, auteur de l'Utopie, qui fut jusqu'au bout fidèle à son idéal d'humaniste catholique en préférant la mort ignominieuse d'un traître au reniement de ses principes, le grand Thomas More admettait le bûcher des hérétiques. Il ne voyait même pas très bien ce que l'on pouvait faire d'autre avec des hérétiques que de les brûler !

Calqués sur le latin, les mots français « tolérer » et « tolérance » ne s'appliquent pas au départ à la dissidence religieuse. Ils désignent une mesure provisoire de conciliation, plus pragmatique que philosophique. Tolérer, c'est souffrir et permettre, à la limite, ce qu'on n'arrive pas à extirper. En bref, la tolérance est un moindre mal, elle ne jouit d'aucune valeur positive.

[…] Il serait fallacieux également de voir systématiquement, chez tous les adversaires de Calvin, « des champions déclarés de la tolérance, de la liberté individuelle et des droits de la société civile ». Certes, à défaut de tolérance, au sens philosophique, plusieurs attitudes conciliatrices demeuraient en théorie possibles : la « concorde ecclésiastique », l'irénisme ou valorisation de la paix entre les chrétiens, l'indifférence enfin, qui permet la coexistence. Mais précisément, ni la mansuétude, ni la douceur, ni la lassitude, ni l'indifférence ne méritent le nom de tolérance. […] Théodore de Bèze souligne la clémence de Calvin : une seule exécution d'hérétique, celle de Servet. Le calvinisme se révèle sur ce plan nettement moins performant que l'Église romaine, voire que les autres confessions protestantes :
[si Calvin ne s’est certes pas opposé à l’exécution de Servet (il n’a demandé, sans l’obtenir qu’un châtiment moins cruel : la décapitation), il n’est pas l’auteur de son exécution. C’est l'autorité civile qui avait ce pouvoir et qui a fait exécuter la peine, approuvée par les autres cantons suisses, les Réformateurs réputés doux, comme Melanchton, et par-dessus tout l'Eglise romaine qui l’avait fait brûler en effigie.]

Pas de tolérance donc, à l’époque, mais au mieux la clémence, que Théodore de Bèze souligne chez Calvin. Le successeur du Réformateur sait évidemment que le premier travail de Calvin, comme humaniste, portait sur le De Clementia de Sénèque, qu’à bien y regarder Calvin s’est efforcé de pratiquer !

Naîtront beaucoup plus tard toute une lignée d’héritiers de Calvin, pétris de mauvaise conscience, pour se réclamer de ses adversaires de façon parfaitement anachronique, à commencer par se réclamer de Servet, et de Castellion, qui ne manquait pas dans son libelle, de dénoncer en passant chez Calvin son amitié pour les juifs ! Curieuse et anachronique “tolérance”… Aussi on serait bien inspiré de suivre le conseil de Cottret et de se garder de l'anachronisme. Calvin, en effet, n’a pas trouvé d’ennemis plus acharnés que chez les siens, jusqu’au pasteur Schorer qui au XXe siècle sollicite son ami Stefan Zweig, pour un livre jugé excellent par ceux qui ne savent pas que Zweig a renié ce livre, le faisant passer au pilon, et demandant qu’on ne le traduisit pas en français (cf. Frank Lestringant), lorsqu’il a compris qu’en pleine période nazie, il avait attaqué un des rares défenseurs des juifs…

Il y aurait une étude à mener sur cette façon de se dédouaner anachroniquement en accablant le Réformateur, cette façon de se placer dans ce qui est devenu le “camp du bien”… Façon de “meurtre du père”, d’autant plus troublante que les dénonciateurs s’essayent à une psychanalyse de Calvin, parlant de ses “obsessions”, notamment bien sûr à l’égard des femmes, au prix de l’invention qu’il aurait requis des châtiments plus sévères pour elles que pour les hommes, pour les mêmes fautes… Et de se demander s’il ne serait pas proche des talibans et des mollahs iraniens !!! Et d’oublier que sa mise en cause de certaines mœurs de son temps vise avant tout les bourgeois de Genève (qui lui en ont beaucoup voulu) qui se croyaient tout permis vis-à-vis des femmes à leur merci du fait de leur pouvoir. Le recours à la Bible vaut ici pour la défense des victimes (méthode protectrice d’alors — pour ne pas tomber dans l’anachronisme qui y verrait déjà du #metoo ou dénoncerait le fait de ne pas l’y trouver !).

Mieux vaut citer Calvin, qui en son temps, est quand même un des rares à reconnaitre et approuver le plaisir féminin : “ce que Dieu permet à une jeune femme de s’éjouir avec son mari est une approbation de la bonté et de la douceur infinie du mariage” (Comm. Deut. 24, 5). Qu’on nous permette de douter de la correspondance d’un tel propos avec ceux des fanatiques islamistes contemporains. Que l’on sache par ailleurs, les réfugiés persécutés n'affluent pas en Afghanistan où en Iran comme dans la Genève du XVIe s. qui a vu plus que doubler sa population suite à son accueil des réfugiés… Calvin est toutefois bien un homme de son temps, empreint de la reconnaissance de sa faiblesse et de ses fautes, ce qui semble échapper aujourd’hui aux adhérents du “camp du bien”.

Pour conclure, deux textes, l’un extrait d’un manuel scolaire contemporain annonçant présenter la “pensée” de Calvin (sic) :

« Nul ne doit jurer ni blasphémer le nom de Dieu, sous peine la première fois de baiser terre, la seconde fois de baiser terre et payer trois sous, et la troisième fois d’être mis en prison trois jours. […] » (D’après Calvin, Ordonnances sur les mœurs, 1539 / Manuel scolaire de 5e, Histoire-Géographie, coll. Martin Ivernel, Hatier, 2005, p. 163.)

2e texte — qui n’apparaît pas dans le manuel scolaire ! — la loi qui, à la même époque que les ordonnances calviniennes genevoises citées ci-dessus, est en vigueur en France :

« […] Tous ceux qui diraient paroles, injures et blasphèmes contre notre Créateur et ses œuvres, contre la glorieuse vierge Marie, sa mère bénie, ses saints et saintes, ou qui jureraient sur eux, seront mis pour la première fois, au pilori où ils demeureront de une heure jusqu’à neuf heures, on pourra leur jeter aux yeux de la boue ou autres ordures, sauf des pierres ou choses qui pourraient les blesser. Après ils demeureront un mois entier en prison au pain et à l’eau. A la seconde fois, on leur fendra la lèvre supérieure avec un fer chaud jusqu’à ce que leurs dents leur paraissent, à la troisième fois la lèvre inférieure ; et à la quatrième fois les deux joues ; et si par malheur, il leur arrivait de mal faire une cinquième fois, l’on leur coupe la langue en entier, qu’ainsi ils ne puissent plus dire de pareilles choses. […] » (Ordonnance royale, donnée par Charles VI le 7 mai 1397, renouvelée régulièrement jusqu’en juillet 1666).

RP, 18.03.2024

lundi 22 janvier 2024

"Jésus et Israël", déplacement et ouverture exégétiques




Journée d'étude Jules Isaac, entre histoire, théologie et exégèse, UCLy, Lyon 22.01.2023
Version complète (version courte ICI)



Quelques mots d’explication du titre en guise d'introduction : Jules Isaac a opéré un net déplacement exégétique par rapport à ce qui se faisait en son temps, suscitant une ouverture toujours féconde. Jusqu’à son Jésus et Israël, on lisait communément les Évangiles comme christianisme face au judaïsme. Or un christianisme constitué n'existait pas au temps des Évangiles. En historien, Jules Isaac discerne là un anachronisme, d'autant plus redoutable que s’y fonde la théologie de la substitution du christianisme à Israël, source de l'enseignement du mépris. En historien, il opère ce déplacement essentiel : lire les Évangiles comme textes juifs du premier siècle, retrouver Jésus et les disciples comme juifs plutôt que comme chrétiens. Ce déplacement a eu de la difficulté à être reçu par nombre d'exégètes. Ce déplacement est toujours à l’ordre du jour, et même à ouvrir plus avant. La méthode exégétique ouverte par Jules Isaac a encore à apporter, à ouvrir, concernant, au-delà de Jésus, Paul par exemple, voire aussi, plus loin, la lecture du Coran, l’islam comme le christianisme s’étant développé comme théologie de la substitution, en l’occurrence à tous les cultes antécédents, juifs, chrétiens, et autres. Or tous les antisémitismes modernes s'enracinent dans le terreau religieux qui les a précédés et nourris. Ce que Jules Isaac a clairement mis en lumière concernant l’enracinement en christianisme de l’antisémitisme européen vaut aussi plus largement. En arrière-plan constant, le couple abolir/accomplir.


Abolir/accomplir

Matthieu 5, 18-19 (lsg) : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. — Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »

C’est ce qui suit le propos de Jésus disant « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu 5, 17). Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Or ici le mot grec pour “accomplir” est pleroo, qui signifie non pas mettre un terme comme dans “tout est accompli” (teleo) (Jean 19, 30), mais “observer pleinement” : “je ne suis pas venu abolir, mais observer pleinement”, ce qui permet de comprendre les fameux “mais moi je vous dis” qui suivent, non pas comme “antithèses”, mais comme commentaire approfondi en vue d'une pleine observance.

Ce à quoi Jésus s’oppose, c’est à une interprétation accommodante, voire laxiste, de la Torah. Comme à l’idée que l’amour du prochain qu’elle commande s’arrêterait aux frontières de la nationalité, de la religion, que sais-je encore. C’est à cela que Jésus s’oppose, et pour ce faire, c’est à la Torah qu’il renvoie. De même concernant sa compréhension du shabbat qui ne relève en aucun cas de la transgression. Jésus se veut non pas innovateur inventant une autre Torah, mais tenant d’un judaïsme que certains, à ses yeux, ne prenaient pas assez au sérieux.

Ainsi, la Loi se trouve aussi bien dans le Nouveau Testament, Loi qui est la même que la Torah de la Bible hébraïque ; et par ailleurs l’Évangile sous l’angle où ce mot désigne le salut par la foi, se trouve aussi dans la Bible hébraïque, où il est le même que celui du Nouveau Testament. L’Évangile est au cœur de la Loi. Sous un certain angle il est la Loi elle-même.

Accomplir, observer pleinement, nous parle de pérennité de l’alliance — l’idée de nouvelle alliance n’étant pas “autre alliance”, mais, comme en Jérémie 31 ou Ézéchiel 36, pleine observance, intériorisée, de la même alliance, inscrite dans les cœurs.

Bref, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la Torah un seul iota ou un seul trait de lettre.

Pour donner une illustration de la difficulté chrétienne à vraiment recevoir cela, même aujourd’hui, une anecdote : ayant été, récemment, invité à intervenir dans une rencontre œcuménique sur la relation des chrétiens et des juifs, je m'attachais à expliquer, dans la ligne de Jules Isaac, que contrairement à ce que l’on entend encore trop souvent, Jésus (comme ses disciples juifs du Nouveau Testament) n’a jamais cessé de pratiquer tous les préceptes du judaïsme, y compris les rites alimentaires, et d'enseigner à ses disciples de faire de même. En clôture de la réunion, le modérateur, manifestement troublé par ce qu’il avait entendu, de citer dans sa traduction classique la remarque attribuée à Jésus après un débat sur les rites autour des repas en Marc 7, faisant dire à ce texte (qui ne parle pas des nourritures pures ou impures), dans des mots (au v. 19) par ailleurs inexistants dans les plus anciens manuscrits, qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !), témoin d’un glissement initial, oubliant la fidélité juive de Jésus — quand littéralement en grec, dans ce texte qui reste peu sûr, ce n’est pas Jésus, mais les latrines qui purifient les aliments ! Trait d’ironie tout au plus…

Ce faisant ce que j’avais tenté d’expliquer se trouvait balayé d’un revers de main final par une traduction fort douteuse d’un texte où, à y regarder de près, et si on le retient malgré son inexistence dans les plus anciens manuscrits, Jésus donne dans l’humour en expliquant que la controverse entre ses disciples et quelques pharisiens se clôt, après le repas, aux latrines, lesquelles “purifient tous les aliments”... Jésus, qu’il s'agit de ne pas confondre avec les latrines, expliquant alors, non pas qu’il faut transgresser les rites alimentaires, mais que c’est ce qui sort de l'homme qui le souille. On trouvera les réflexions de Jules Isaac sur ce texte Marc 7 aux pages 113-116 de Jésus et Israël.

Il se trouve par ailleurs, que Maïmonide (que n'a pas cité Jules Isaac — son œuvre reste à prolonger) — Maïmonide donne indirectement un éclairage indispensable sur ce texte de Marc (qu'il n'a peut-être pas connu) : « La pureté des habits et du corps, écrit Maïmonide, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’esprit de la Torah. [...] Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : ‘une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !’ (Proverbes 20, 12-13). » (Maïmonide, Guide des égarés, XXXIII.) Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît, mais on le savait déjà, que les invectives des évangiles parlant de « pharisiens hypocrites » relèvent d’une polémique interne à une même famille, polémique dont la vigueur même est indicative de ce que, comme plus tard Maïmonide, Jésus se réclame de ladite famille ! Les quelques mots du v. 19 de Marc nous situent bien autour d'un repas agrémenté d’une vive discussion de famille, dont sont aussi Jésus et ses disciples, parmi lesquels « quelques-uns » (v. 2) ne se lavent pas les mains. Le débat dans ce texte, comme dans tant d'autres des Evangiles, est entre Judéens et Galiléens, pas entre juifs et chrétiens (qui n’existent pas encore). Judéens et Galiléens sont juifs les uns comme les autres, ce qui pose la question de nos traductions du mot grec ioudaïoi, qui peut signifier aussi bien juifs que Judéens. Le problème, on le sait, est criant dans l'Évangile de Jean.


Juifs et Judéens

Si Jules Isaac ne parle pas de la question juifs/Judéens, il a contribué à l’ouvrir en soulignant fortement que Jésus est juif et qu’il n’est en aucun cas en rupture avec les autres juifs, ni eux avec lui.

Une illustration du problème, partant de la Passion selon saint Jean du protestant J.-S. Bach : quoi de plus chrétien, quoi de plus insoupçonnable a priori que cette œuvre et que le texte de l’Évangile qui l’a inspirée, Jean, qui a pu être intitulé Évangile de l’amour, tant ce thème y est souligné ? L’écrivain Emil Cioran note dans ses Cahiers une expérience qu’il a vécue lors de la semaine sainte 1965 en l'église protestante parisienne des Billettes. Je cite Cioran : « Hier soir à l'église des Billettes, la Passion selon saint Jean. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public. » (Cioran, Cahiers 1957-1972 [10 mars 1965], Paris, Gallimard, 1977, p. 269.)

Qui de plus pertinent que Cioran pour soulever le problème ?, lui dont le passé antisémite, passé qu’il hait et exècre à partir des années 1940, fait un témoin particulièrement pertinent de ce passé collectif européen plein d’un antisémitisme qui, c’est le propos de Jules Isaac, s’est nourri de l’anti-judaïsme séculaire du christianisme (catholique ou protestant). Pas plus que Cioran (d’origine roumaine orthodoxe), nul n’a à pavoiser ! Cioran fait cette remarque en 1965, vingt ans après 1945, et on n’a évidemment pas cessé depuis : on lit toujours Jean en public, sans explication, dans des traductions bien douteuses. Ce qui scandalise Cioran est la simple lecture de la passion telle qu’on la trouve en Jean, dans nos traductions françaises les plus classiques (si la question des traductions, notamment du mot ioudaioi — juifs ou Judéens ? — est heureusement posée de nos jours, elle n’a pas été posée par Jules Isaac ni par les chrétiens de son temps ! Voilà quoiqu’il en soit qui ouvre, comme une entrée redoutable, sur la question de notre lecture du Nouveau Testament, de notre prédication et de notre enseignement de protestants, catholiques, chrétiens en général, concernant la parole néotestamentaire et sa traduction. Où nous ne sommes, souvent, pas beaucoup plus avancés que nos prédécesseurs.

La question des mots que l’on emploie, fût-ce en citant les Évangiles, est au cœur de la question que nous a posée Jules Isaac, mettant en lumière en considérant concrètement le racisme antisémite, ce qui concerne toute l’humanité, à savoir cette racine principale du racisme, « l’enseignement du mépris ». (« Le racisme, c’est quand ça ne compte pas », dira Romain Gary). Jusqu’au milieu du XXe siècle (mais cela, même atténué, n’a pas toujours disparu de nos jours, loin s’en faut), le mépris dont parle Jules Isaac affleure encore hélas très souvent dans l’enseignement chrétien — sans doute, heureusement, moins qu'à l'époque. L’œuvre de Jules Isaac est passée par là mais elle a encore du chemin à faire, le déplacement qu’il a posé, l’ouverture qu’il a ménagée est à prolonger (selon l’invitation de Jules Isaac lui-même. Cf. dans sa réédition de 1959, les notes de fin de volume portant sur les nuances qu’il propose).


1 Thessaloniciens 2, 14

Chaque mise en cause évangélique des « ioudaioi » se situe de fait dans le cadre des polémiques interrégionales, et en aucun cas dans le cadre d’une polémique entre deux religions — dont la seconde n’existe pas ! Les tensions autour de Jésus et de ses disciples sont de l’ordre des tensions avec le pouvoir : Rome ultimement, et médiatement le lieu de son pouvoir, exercé directement (Pilate) ou indirectement (les Hérodiens et le Temple) ; dans les deux cas, évoquant la Judée. Ce faisant le Nouveau Testament est tout simplement dans la ligne des anciens prophètes juifs, qui n’étaient pas toujours tendres avec le centre du pouvoir. Ainsi, dans les évangiles, la mise en cause des « ioudaioi » par un groupe d’origine galiléenne est tout simplement la mise en cause du pouvoir romano-hérodien et de ses émules. Et il en est clairement de même, concernant les persécutions des chrétiens et la mort du Christ, dans la première épître aux Thessaloniciens (1 Thess 2, 14 - tob / modifié) : « vous avez imité les Églises de Dieu qui sont en Judée, dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez souffert, de vos propres compatriotes (Thessaloniciens), ce qu’elles ont souffert de la part des Judéens », i.e. leurs propres compatriotes, et non pas, évidemment, des juifs en général ! Idem, pour revenir aux évangiles, concernant une parabole comme celle des vignerons homicides.


Vignerons homicides

Matthieu 21, 33-43 (tob)
33 "Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: Ils respecteront mon fils.
38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage.
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien ! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ?"
41 Ils lui répondirent : "Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu."
42 Jésus leur dit : "N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur : Quelle merveille à nos yeux. [Ps 118, 22-23 ; És 28, 16]
43 Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits.


Il n’y a dans ce texte aucun rejet d’Israël en faveur de l’Église, comme cela a hélas été souvent pensé par une lecture terrible et fausse du v. 43 !

Derrière les vignerons, ceux qui sont visés sont clairement, et ils ne s'y sont pas trompés, ceux qui sont au pouvoir (tout le chapitre de Mt 21 parle du Temple, des autorités judéennes du Temple, des sadducéens et de leurs alliés y compris certains pharisiens, pourtant pour la plupart plutôt résistants) ; autorités qui préfèrent la force des puissants, des empires (le Sacerdoce allié de Rome) — tandis que le peuple pâtit de l’incurie de ceux qui sont à sa tête (cf. Mt 21, 43). C’est une vigne enfin donnée à la nation qui est annoncée, pour voir enfin des fruits de justice (Mt 21, 43).

V. 41 : “autres vignerons”, v. 43 : “une nation”, où on entend assez fréquemment “une autre nation”, ce que ne dit pas Jésus (le mot autre n’est pas dans ce verset). L'explication est donnée dans la parabole suivante, celle des invités à la noce, qui, en refusant l'honneur, se voient préférés les miséreux des bords des chemins. Or cette autre parabole est donnée comme explication de celle des vignerons, c’est-à-dire une mise en cause des dirigeants en faveur du peuple, la nation, qui leur est confiée, et pas la création d’une “autre nation” ! — Ch. 21, 45 - 22, 2 sq. ‭ “Après avoir entendu ses paraboles, les principaux sacrificateurs et les pharisiens comprirent que c’était d’eux que Jésus parlait,‭
‭et ils cherchaient à se saisir de lui ; mais ils craignaient la foule, parce qu’elle le tenait pour un prophète.
‭Jésus, prenant la parole, leur parla de nouveau en paraboles, et il dit :‭
‭Le royaume des cieux est semblable à un roi qui fit des noces pour son fils.‭”
Etc.

Pas de nouvelle nation ni de nouveau peuple ici, pas de “nouvelle alliance” au sens de “autre alliance”.


Nouvelle alliance ?

C’est ce qu’à contre courant en son temps, Calvin note déjà au XVIe siècle : il n’y a qu’une seule alliance. Je le cite : « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » (Calvin, Institution de la religion chrétienne, II, X, 2).

Cela sur la base d’une lecture des Écritures selon la formule réformatrice Scriptura sui ipsius interpres — l’Écriture est sa propre interprète. Sur ce point précis, le Réformateur, sur la même base que Jules Isaac, les Écritures, esquisse ce que fera l’initiateur de l’Amitié judéo-chrétienne.

Se pose très tôt, suite à cette proposition de Calvin, la question de l'organisation de cette unique alliance, et de la façon dont elle se déploie dans l’histoire biblique. Au XVIIe s., le théologien calviniste néerlandais Johannes Cocceius développe l’idée d’une suite de renouvellements de l’alliance en plusieurs dispensations. Au XIXe s., l’anglican J.-N. Darby développera dans cette ligne ce qui deviendra le fameux “dispensationalisme” voué à un grand succès dans les milieux évangéliques américains — cf. Kalman J. Kaplan et Paul Cantz, Israël : « occupant » ou « occupé » ? La projection psycho-politique du substitutionnisme chrétien et post-chrétien (trad. par M. Macina) : les auteurs posent la question de l’antisionisme comme forme de la théologie de la substitution. À l'inverse le dispensationalisme, maintenant l'idée d'une alliance juive non-caduque à côté du christianisme, apparaît à l'origine du sionisme chrétien, avec l'ambiguïté d’une eschatologie attendant la conversion des juifs au Christ. Ce qui fait qu'a subsisté ici comme dans les autres courants du christianisme, les protestants comme les autres, l'attitude séculaire négative à l'égard des juifs — comme Jules Isaac l’a justement noté à plusieurs reprises.

Posant la notion de “voie spécifique de salut” concernant le judaïsme, la concorde luthéro-réformée de Leuenberg (1974) n'est pas sans analogie avec cette perspective, mais en refusant l’attente d’une conversion des juifs.

Le poids de la tradition de lecture antécédente, de la théologie de la substitution, reste considérable, qui entraîne toujours à nouveau des lectures considérant le christianisme comme “supérieur”, correspondant à l'alliance éternelle espérée par Jérémie (ch. 31). Une lecture projetée notamment sur l'Épître aux Hébreux… qui ne dit pas cela…


Hébreux 8, 13 et la “nouvelle alliance”

“En parlant d’une alliance nouvelle, il a rendu ancienne la première ; or ce qui devient ancien et qui vieillit est près de disparaître.” (tob)

Face à l'alliance éternellement nouvelle (scellée d'éternité dans les cœurs), la forme temporelle de l'alliance, avec ses rites, qu'ils soient juifs, chrétiens, etc, est renvoyée à sa temporalité, à sa réalité passagère. Or, pour l’Épître aux Hébreux, la manifestation de l'alliance éternelle est advenue — en ces jours qui sont les derniers (cf. Hé 1, v. 2). Dès lors, ce temps étant à son terme, scellé en 70, avec la destruction du Temple, tout ce qui se déploie dans le temps – y compris les rites (qu'ils soient juifs, chrétiens ou autres), qui ne sont que l'ombre du modèle céleste et éternel, est près de disparaître.

Si le “pas encore” subsiste encore provisoirement, le “déjà” est tout proche, qui verra disparaître ce qui relève de ce temps.

L’Alliance nouvelle n'est pas le christianisme, et ne date pas du moment de l'épître ou du Nouveau Testament en général, ni de celui de Jérémie (cf. Jr 31). Elle est la signification éternelle de tout rite (cf. la réalité ultime signifiée par "le modèle sur la montagne" du Sinaï – Exode 25, 40). Le christianisme a des rites terrestres, comme baptême, cène (etc.), qui signifient une réalité éternelle, comme les rites juifs. Les uns comme les autres étant terrestres et symboliques, sont “anciens”, relèvent de l'ancien monde.

La distinction que fait l’épître aux Hébreux, écrite avant l'instauration du christianisme et de son rituel (et donc la nouvelle alliance n'est pas le christianisme), n'est pas entre alliance juive et alliance chrétienne, mais entre alliance temporelle (sous forme juive ou chrétienne), dotée de rites symboliques, et alliance éternelle, sans rite terrestre aucun.


Paul et l’alliance

Actes 15, 19-21 (lsg) : « je suis d’avis, dit Jacques, qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. » — Voilà une Église juive accueillant des « craignant Dieu » non-juifs appelés à observer la loi noachide, loi de Noé, concernant les non-juifs mais relevant de la judéité, puisque la loi de Noé est dans la Bible juive (Genèse 9).

Cette position d’Actes 15 est aussi celle de Paul (cf. Ro 14 et 1 Co 8 et 10), malgré les réflexions qu’il introduit (ibid ) - sur la base, me semble-t-il, de la distinction juive houkim/mishpatim. Cela dit apparaît aussi la distance qui va se creuser entre les chrétiens issus des nations et la Loi de Moïse — question qui va devenir le porte-à-faux au jour où l’Église va, de plus en plus, estimer avoir remplacé Israël, et interpréter la notion de nouvelle alliance comme parlant du christianisme, rétro-projetant sur le Nouveau Testament un débat juifs-chrétiens ultérieur.

*

Le tournant Jésus et Israël

Jésus et Israël (1948) a failli n’être pas publié — du fait la difficulté à le recevoir. Venait de paraître chez Fayard (1945) le livre à succès de Henri Daniel-Rops, Jésus en son temps, qui avait reçu nihil obstat du célèbre exégète jésuite Joseph Huby et imprimatur du vicaire général Mgr Leclerc le 17 avril 1944 — date marquant une troublante inconscience de ce qui se vient de se passer et se passe alors encore en Europe…

Jules Isaac entreprend de répondre à ce livre par une lettre restée sans réponse, suite à quoi il en fait une lettre ouverte, refusée par la revue Esprit. Suivent une série d'articles en faveur de Jules Isaac, publiés dans le premier Cahier d’études juives de la revue Foi et vie dirigée par le pasteur Fadiey Lovsky, et dans la Revue du christianisme social, dirigée par le pasteur Jacques Martin (cf. Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », dans Revue d’Histoire de la Shoah 2010/1 n° 192, p. 157-193 et P. Cabanel, Juifs et protestants en France, les affinités électives, Fayard, p. 284 sq.). Moment catalyseur d’un travail déjà commencé auparavant par Jules Isaac sur les liens entre la tradition chrétienne et l’antisémitisme. Le succès public du livre de Daniel-Rops a rendu urgente, aux yeux de l’historien, cette démarche qu’il a déjà entreprise : son travail de recherche aboutit à la rédaction de son œuvre maîtresse, Jésus et Israël, donc, livre commencé en 1943 alors qu’il est réfugié au village du Chambon-sur-Lignon. Le livre sera achevé en 1946. Refusé par Hachette, son éditeur, il ne paraît qu’en 1948, grâce à l’aide que lui a apportée le pasteur Charles Westphal, alors vice-président de la Fédération Protestante de France, qui l’introduit chez Albin Michel.

Toujours dans la Revue du christianisme social, le pasteur Jean-Jacques Bovet s’adresse à Jules Isaac, disant de son livre : « l'essentiel s’y trouve de ce qui doit être répondu aux innombrables Daniel-Rops qui sommeillent (ou qui veillent !), – avec souvent une merveilleuse bonne conscience, – dans chacune de nos Églises… Ce n’est pas pour en dire plus que vous, que j’écris cet article : c’est pour qu’une voix chrétienne vienne s’unir à la vôtre, dans le même cri de douleur et d’authentique piété… Dans une confession ou l’autre, nous appartenons, chrétiens, à une Église dont il est malheureusement légitime de dire qu’elle a fourni jadis à l’antisémitisme des excitants hideux et efficaces. »

Ces aléas sont en lien, en cette année 1948, avec ce que Jules Isaac y fonde aussi l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, avec — parmi d'autres fondateurs, juifs et chrétiens — Edmond Fleg et les mêmes Jacques Martin et Fadiey Lovsky, lequel initie ce qui est aujourd’hui la commission protestante des relations avec le judaïsme.

Cela rappelé sans négliger toutefois que côté protestant aussi, on trouve — le pasteur Bovet l’a rappelé — des traces prégnantes du mépris qui sommeille, ou qui veille, voilà quand même un nombre significatif, et non-exhaustif, de protestants qui ont contribué à la publication difficile de Jésus et Israël. Or, on peut avoir des raisons de penser que ce n’est pas un hasard théologique…

*

Une citation de Calvin par Jules Isaac, à propos du verset terrible de Matthieu (27, 25) : “Son sang soit sur nous et sur nos enfants”. Jules Isaac cite le commentaire qu’en fait Calvin pour montrer que sa lecture est similaire à celle qui est unanime en son temps. Je lis cette citation de Calvin (Harmonie évangélique p. 700) par Jules Isaac (Jésus et Israël, p. 471) : « Le zèle inconsidéré [des Juifs] les précipite jusque-là, que commettans un forfait irréparable, ils adjoustent quant et quant une imprécation solennelle, par laquelle ils se retranchent toute espérance de salut… Qui est-ce donc qui ne diroit que toute la race est entièrement retranchée du royaume de Dieu ? Mais le Seigneur par leur lascheté et desloyauté monstre tant plus magnifiquement et évidemment la fermeté de sa promesse. Et afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. » Jules Isaac ne s'arrête pas à ces tous derniers mots qu’il cite, mots pourtant décisifs pour mettre en question l’antijudaïsme chrétien. On y reviendra.

Cela dit, le Réformateur, tenu par le texte évangélique, ici celui de Matthieu, le lit dans le cadre d’une “harmonie évangélique”, recevant le vocable “les juifs”, traduisant alors ioudaioi, comme dans Jean, lieu commun souvent jusqu’à nos jours.

N’en reste pas moins que « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée », écrit Calvin, qui place l'Ancien Testament au même niveau que le Nouveau. En clair, au XVIe siècle, le Réformateur soutient que l’alliance juive donc, est au fond la même que celle des chrétiens. Les rites diffèrent, l'alliance est commune : elle n’est donc pas abrogée. Si Calvin lui-même n’en tire pas dès son époque toutes les conséquences, et longtemps ses successeurs non plus, voilà une conviction propre à être opposée à l’enseignement du mépris — ce que Jules Isaac, qui s’en tient au portrait courant d'un Calvin “intransigeant”, n’a pas perçu. Il en a cite pourtant, p. 471, l’affirmation que nous avons lue, selon laquelle l’“alliance avec Abraham exempte ceux qu’il a élus de la damnation”.

C’est un observateur catholique récent qui note « que lors de son voyage à Mayence en 1980, le pape Jean-Paul II a provoqué la surprise en citant pratiquement Calvin : “l’alliance avec Israël n'a jamais été révoquée par Dieu !” » J’ai cité l’Abbé Alain-René Arbez. Alors responsable catholique des relations avec le judaïsme en Suisse, il écrit cela le 8 février 2009.

Or l’idée inverse, à savoir que l’alliance avec Israël ait pu être révoquée, est précisément le nœud de l'enseignement du mépris. Cette idée se traduit de diverses façons, depuis l’affirmation que l'Église aurait été substituée à Israël, jusqu’à celle, qui se veut plus nuancée (mais ça revient au même), qui voudrait que l'alliance chrétienne accomplisse celle du Sinaï, ou la dépasse. L'idée de fond, des plus redoutables, est que Dieu abrogerait, ou corrigerait, ou donnerait pour dépassé ce qu’il a pu dire auparavant !

C’est ce point qui est insupportable à Calvin, pour qui Dieu ne peut se renier lui-même (cf. 2 Ti 2, 13 - lsg : « si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même »). Quel est en effet ce Dieu qui abrogerait ce qu’il a promulgué ? Quelle serait sa fiabilité ? Qu’est-ce qui garantirait, dès lors, qu’il n’irait pas abroger ce que les chrétiens tiennent pour nouvelle alliance éternelle ? Une telle idée, qui est derrière la théologie du changement d’alliance, implique de ne tolérer que de façon au fond méprisante ce qui est réputé caduc ; et en outre de ne pas tolérer ce qui, ultérieur, est perçu comme hérésie ou schisme — voué donc à la persécution, car cela remet en question l’affirmation que la foi remplaçante est, elle seule, inabrogeable.

Cette tolérance méprisante de ce qui est réputé caduc est le fruit de la conviction, longtemps partagée par les chrétiens de toutes confessions, que Calvin a commencé à mettre en question en affirmant que l’alliance est inabrogeable. C’est cette idée de dépassement qui est au cœur de ce que Jules Isaac a appelé l'enseignement du mépris : idée reprise, hélas, par la modernité dans les philosophies du dépassement, et hélas aussi, par l’islam, ayant mis en place une théorie de l’abrogation des textes antérieurs et de la tolérance de ceux dont l’alliance est ainsi censée avoir été dépassée, les juifs et les chrétiens — ces derniers organisant pour leur part en chrétienté la tolérance des juifs.


Après le 7 octobre

On a évoqué la thèse de Kaplan-Gantz sur l'antisionisme comme forme de la théologie de la substitution. Thèse à considérer à nouveau après le 7 octobre. Le pogrom du 7 octobre n’est pas sans lien avec la théologie de la substitution en islam. Comme le christianisme a considéré unanimement jusqu'à il y a peu que l'Église aurait été substituée à Israël, mutatis mutandis, l'islam a fait de même, considérant s'être substitué au judaïsme et au christianisme. La méthode de Jules Isaac de lecture des Évangiles pourrait retrouver du service dans la lecture du Coran. Comme suite à Jules Isaac on apprend en christianisme à lire les Évangiles dans leur contexte juif et non à partir du christianisme constitué par la suite, l'islam devra apprendre à lire le Coran dans son cadre historique initial (c'est la méthode proposée par Le Coran des historiens). Ainsi on doit pouvoir lire la guerrière (apparemment) Sourate 9 du Coran non à l’aune de textes tardifs comme la Sira d’Ibn Hichâm ou de hadiths guerriers et tardifs, mais en regard du contexte judéo-chrétien de l’islam en gestation…

Ibn Hichâm écrit : « [...] le Prophète ordonna de tuer tous les hommes des Banu Quraydha [tribu juive], et même les jeunes [...].
Le Prophète ordonna de faire descendre de leurs fortins les Banû Quraydha et de les enfermer dans la maison de Bint al-Hârith. Il alla ensuite sur la place du marché de Médine, la même que celle d'aujourd'hui (du temps d'Ibn Hichâm), et y fit creuser des fossés. Puis il fit venir les Banû Quraydha par petits groupes et leur coupa la gorge sur le bord des fossés. Parmi eux, il y avait Huyayy ibn Akhtab, l'ennemi de Dieu, et Ka'b ibn Asad, le chef des Quraydha. Ils étaient six cents à sept cents hommes. On dit huit cents et même neuf cents. Pendant qu'ils étaient amenés sur la place par petits groupes, certains juifs demandèrent à Ka'b, le chef de leur clan :
- Que va-t-on donc faire de nous ?
- Est-ce-que cette fois vous n'allez pas finir par comprendre ? Ne voyez-vous pas que le crieur qui fait l'appel ne bronche pas et que ceux qui sont partis ne reviennent pas ? C'est évidemment la tête tranchée !
Le Prophète ne cessa de les égorger jusqu'à leur extermination totale. »
(Ibn Hichâm, Sira, trad. Wahib Atallah, La biographie du Prophète Mahomet, éd. Fayard p. 277, chapitre « Le “jihad” contre les juifs... » — Sira, II, 240-241.)

Ainsi, Sourate 9, At-Tawba, v. 5 (trad. Blachère) : « Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les Infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! [...] » — ne peut-il être lu que comme invitation au meurtre ? (Cela sur le modèle de la razzia antéislamique. NB : les infidèles ici désignent probablement les “idolâtres” — mais l’idée peut s’entendre aussi des juifs, chrétiens ou musulmans non islamistes, donc “apostats”.)

Proposition dans la lignée de Jules Isaac : les textes difficiles du Coran, comme cette Sourate 9, ne sont pas à lire en regard de la Sira, écrite au 8e ou 9e s., ou des hadiths qui l’inspirent — qui font du prophète de l’islam un massacreur, mais à lire en regard, par ex. d’un texte comme Matthieu 13, 24-43, la parabole de l’ivraie et son explication, où la séparation du bon grain et du mauvais est renvoyée au jugement final. De même, les “mois sacrés” de la Sourate 9 pourraient être à percevoir comme symbole eschatologique (en effet quand les “mois sacrés” expirent-ils puisque leur rythme est cyclique ?). Proposition en regard de Matthieu : et si leur “expiration” était la fin du temps de grâce, du temps de la patience en quelque sorte — symbolisé par les “mois sacrés” ? Si c’était alors seulement après le temps de ce monde qu’intervient le jugement, effectué par les anges ? — auxquels s’adresserait cette parole coranique, selon une clef donnée par ce grand connaisseur de l’islam qu’était Henry Corbin. Je le cite :

« [...] il n'y a pas des Anges séparés de la matière et des âmes destinées par nature à animer un corps matériel organique. Les uns et les autres sont des substantiae separatae : il y a des Anges demeurés dans le plérôme, et il y a des Anges déchus sur la Terre, des Anges en acte et des Anges en puissance. Ou bien encore cette scission peut s'entendre d'un même être, un unus ambo : le pneuma, l'Esprit ou l'Angelos [...] est la personne ou l'Ange demeuré dans le Ciel, le “jumeau céleste”, tandis que l'âme désigne son compagnon déchu sur Terre, auquel il vient en aide et qui lui sera réuni, s'il sort finalement triomphant de l'épreuve. [...] Si l'âme a pour fonction étymologiquement d'animer, si elle est substance complète indépendamment du corps matériel organique qui la fixe provisoirement, c'est qu'elle a laissé dans le monde de lumière son “vrai corps”, le corps céleste d'une pure matière encore “immatérielle”, ou le vêtement de lumière qu'elle doit revêtir. » (Henry Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, éd. Berg, p. 116-117)

Cf. Matthieu 18,10 : “leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père qui est dans les cieux”.

La parabole — Matthieu 13, 24-30 — et son explication — Mt 13, 36-40 (tob) :
24 Jésus leur proposa une autre parabole : “Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ.
25 Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par-dessus, il a semé de la mauvaise herbe en plein milieu du blé et il s’en est allé.
26 Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, alors apparut aussi la mauvaise herbe.
27 Les serviteurs du maître de maison vinrent lui dire : Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de la mauvaise herbe ?
28 Il leur dit : C’est un ennemi qui a fait cela. Les serviteurs lui disent : Alors, veux-tu que nous allions la ramasser ? —
29 Non, dit-il, de peur qu’en ramassant la mauvaise herbe vous ne déraciniez le blé avec elle.
30 Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs :
Ramassez d’abord la mauvaise herbe et liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier.
[...]
36 Laissant les foules, il vint à la maison, et ses disciples s’approchèrent de lui et lui dirent : “Explique-nous la parabole de la mauvaise herbe dans le champ.”
37 Il leur répondit : “Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ;
38 le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; la mauvaise herbe, ce sont les sujets du Malin ;
39 l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges.
40 De même que l’on ramasse la mauvaise herbe pour la brûler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde [...].


*

Aune du jugement, la fidélité de Dieu à sa miséricorde — 2 Ti 2, 13 (lsg) : « si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même ».

Retour sur l’idée de tolérance, comme fait dont nous ne sommes pas dépositaires, sauf à reposer sur la prétention délirante à se croire fidèles plus que les autres ! La tolérance relève de Dieu seul qui demeure fidèle à sa propre bonté, promesse et alliance : nous concernant, la notion de tolérance est parfaitement ambiguë (puisqu’on tolère ce qui n’est au mieux qu'imparfait — au pire exécrable, dans toute son acuité en chrétienté avec le mythe chrétien commun du déicide), c’est cette façon de tolérance, pouvant certes inclure protection, mais protection toujours à la merci des protecteurs, qui a été remise en question dès les révolutions modernes, dites puritaines, d’inspiration en bonne part calvinienne, dans les pays anglo-saxons, puis par la Révolution française, quand, contre la tolérance, le pasteur Rabaut Saint-Étienne, présidant l’Assemblée constituante de 1789, réclamait en France, pour les protestants et les juifs, la liberté et pas seulement la tolérance. Là où l’on doit la liberté, la tolérance est une faute.

Les faits montrent que partout où il n’y a que tolérance, avec théorie du dépassement (ou corrélativement théorie de l’indépassable de ce qui règne, ce qui viendrait après étant suspect comme ce qui est venu avant), il ne peut y avoir de liberté entière et de dignité pleine. Il ne peut y avoir, au mieux, que condescendance, ou, si les tolérés ne se soumettent pas à leur propre mépris, à leur propre dépassement, à leur propre abrogation, il ne peut y avoir que persécution, expulsions et exil (pensons déjà aux Pères de l'Église, ou à Luther), et au comble, pour l’Europe moderne, volonté d'extermination d’un judaïsme finalement racisé. Idée de dépassement ou taxation d’hérésie sont les prétextes constants des persécutions et des génocides, ce jusqu'à aujourd'hui !

Persécutions, sang versé, mot biblique pour mise à mort, voilà qui nous ramène au terrible verset de Matthieu (27, 25) et à l’affreux malentendu débouchant sur la lecture historique antisémite de ces mots… Mais celui qui meurt, Jésus, entend-il autre chose qu’une prière en vue du salut, cachée dans ces mots dits devant lui dont la mort se veut solidarisation avec ceux qui meurent et souffrent ? — Calvin nous dit qu’en vertu de l’Alliance les enfants d’Abraham sont exemptés de la malédiction. Ce qui peut conduire un pas plus loin, et appeler les chrétiens, en fonction de leur foi à la vertu salvatrice du sang du crucifié, à faire leurs les mots du vendredi saint : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! »


RP, Lyon, UCLy, 22.01.24

lundi 1 janvier 2024

Projet



« Un descendant du Ba'al-Chem confia un jour à ses proches qu'il mettrait volontiers ses pensées par écrit s'il était assuré d'avoir pour seul but “le plaisir de son Créateur”. Mais, dans son incertitude, il abandonna son projet. »
(Alexandre Safran, La Cabale, ch. 1, “Tradition, Loi et Histoire”)

dimanche 5 novembre 2023

Promesse...




« Ils habiteront chacun sous sa vigne et sous son figuier, et il n’y aura personne pour les troubler ; car la bouche de l’Éternel des armées a parlé. » (Michée 4, 4)

Jusque là… 

« L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, 1965)

*

« Quand Dieu prend un cœur, écrit al-Hallâj, Il le vide de ce qui n’est pas Lui ; quand Il aime un serviteur, Il incite les autres à le persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul ». (Akhbâr al-Hallâj. 36. Cité par Louis Massignon, “Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas Hallâj, martyr mystique de l’islam”, in Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009, p. 389). 

« Hallâj […] l’exhorte à avancer, à pénétrer dans le feu du vouloir divin jusqu’à en mourir, comme le papillon mystique, et à se “consommer en son Objet” » (Massignon, ibid., p. 394).

Voilà qui rejoint l’affirmation biblique parlant d’un Dieu jaloux !

Louis Massignon rapporte ce témoignage :
« Un homme était allé se poster devant al-Hallâj, qui était sur le gibet et avait crié : “Louange à Dieu ! Qui t’a fait exposer là — en exemple aux hommes et aux anges, — en avertissement pour ceux qui regardent !” — Mais voici qu’il sentit par-derrière lui al-Hallâj lui-même, dont la main s’était posée sur son omoplate, — et qui lui récitait (le verset du Qorân sur Jésus) : […]
“Non ils ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié, mais il leur a paru qu’il en avait été ainsi… et ils ne l’ont pas tué véritablement ; mais Dieu l’a enlevé à Lui, car Dieu est puissant et juste…” […]
Et c’est là le sens de ce qu’une ancienne légende dit d’al-Hallâj en croix : “Il tourna sa face vers la foule et déclara : “celui qui est visible (ici) a sa profession de foi rejetée : celui qui est (ici) invisible a sa profession de foi agréée (par Dieu) !” [Le mot des anciens : ceci est la moitié d’un homme (…) ]. » (Louis Massignon, “Al-Hallâj le phantasme crucifié des Docètes et Satan selon les Yezidis”, Revue de l’histoire des religions, 1911, in Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009, p. 505-506.)

Massignon réfère aussi à Manès :
« Inimicus quippe, qui eumdem salvatorem judicum patrem crucifixisse se speravit, – ipse est crucifixus , quo tempora aliud ostensum actum est, atque aliud ostensum. » [Trad. : Pour l’ennemi, qui espérait avoir crucifié le même sauveur, le père des juges, — il fut lui-même crucifié, et à cette époque l’acte montré fut accompli, et un autre fut montré.] (Manès, Epistola fundamenti, extrait ap. S. Augustini, De fide contra Manichaeos, XXVIII, PL t. XLIII, 1147 […], in Louis Massignon, ibid., p. 507.)

La proximité d’avec Dieu, terrible en ce monde, est en cela-même signe d’élection, de vie indestructible auprès de Dieu. Témoin à travers les temps, Israël : l’islamologue Christian Jambet note : “Le peuple juif, Israël, dépositaire incontestable de l’élection” (Christian Jambet, Préface à : Louis Massignon, Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009. p. viii).

« Non, Massignon n’a point milité contre Israël, mais contre la partition de la Terre sainte […]. Israël et Ismaël, les chrétiens, les juifs, les musulmans sont aussi responsables les uns que les autres d’une partition voulue par les grandes puissances, embarrassées des juifs qu’elles ont abandonnés à leurs bourreaux, et rejetant sur les Arabes de Palestine le legs de leurs politiques criminelles. » (Christian Jambet, ibid. p. xiv)

… Regard lucide, repris encore en 2009, ancré en un temps hélas révolu, quand à la cause palestinienne qui en est née se substitue un antisémitisme assumé, n’ayant plus rien à voir avec la cause palestienienne, et désormais dévoilé, au détour d’un immense pogrom, aux yeux de qui ne refuse pas de voir…

7 octobre 2023… 

Un pogrom inouï (peut-être est-ce cet inouï qui fait que quelques jours après, on préfère le passer sous silence !) un affreux massacre, viols de masse, tortures, œuvre de fanatiques, qui, à l’instar d’autres fanatiques, sévissent contre leur peuple, comme partout où ils sont au pouvoir, quelle que soit leur secte. Actuellement, Afghanistan, Iran, Gaza. Aucune difficulté pour eux dans le génocide des Ouighours ou dans les massacres de musulmans dans le Sahel. Un seul problème, obsessionnel, celui qui heurte leur antisémitisme et leur vaut l’approbation des obsessionnels d’Occident et les actes aveugles des fanatisés (qui ne sont pas à l’abri où leurs chefs se cachent). Ce problème, leur obsession : Israël, les juifs (ainsi que, en perspective, les chrétiens non antisémites, “traîtres” ou “croisés”).

Cioran, qui s’y connait en matière de fanatisme pour y avoir succombé lui-même dans sa jeunesse grevée d’adhésions fascistes qu’il hait par la suite, écrit :
“Il me suffit d’entendre quelqu’un […] dire ‘nous’ avec une inflexion d’assurance, d’invoquer les ‘autres’, et s’en estimer l’interprète, — pour que je le considère mon ennemi. J’y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif […].
Le fanatique, lui, est incorruptible : si pour une idée il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer pour elle ; dans les deux cas, tyran ou martyr, c’est un monstre. Point d’êtres plus dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête. Loin de diminuer l’appétit de puissance, la souffrance l’exaspère […]. Excédé du sublime et du carnage, il rêve d’un ennui de province à l’échelle de l’univers, d’une Histoire dont la stagnation serait telle que le doute s’y dessinerait comme un événement et l’espoir comme une calamité…” (Emil Cioran, “Généalogie du fanatisme”, Précis de décomposition, Œuvres, p. 583.)

Si on avait opposé autant de « oui, mais » aux exactions des nazis qu’a côtoyés Cioran qu’aux assassins d’aujourd’hui, la Shoah aurait peut-être été menée à son terme, le révisionnisme l’aurait emporté et Hitler serait peut-être resté au pouvoir !

*

Juillet 1209… 

“— Besièrs est tombée voilà trois ou quatre jours. Nul n’y a survécu.”
Alaïs tituba vers un banc.
“Ils ont tous… trépassé ? bégaya-t-elle, horrifiée. Femmes et enfants ?
— Nous touchons là aux confins de la perdition, déclara Pelletier. Si l’on peut perpétrer de telles atrocités sur des innocents…” (Kate Mosse, Labyrinthe, LdP p. 490 — à propos du sac de Béziers, 22 juillet 1209)

“Le diable, l’ayant élevé, montra à Jésus en un instant tous les royaumes de la terre,‭ ‭et lui dit : Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes ; car elle m’a été donnée, et je la donne à qui je veux.‭ ‭Si donc tu te prosternes devant moi, elle sera toute à toi.” ‭ (Luc 4, 5-7)

“Le monde entier gît sous le pouvoir du Mauvais.” (1 Jean 5, 19)

“Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge.” (Jean 8, 44)

*

Il y eut un temps où le mensonge “argumentait”, où le révisionnisme tentait de la sorte de cacher les crimes qu’il voulait nier, ou ce qui gênait sa conception du monde et de l’histoire. Vient le temps où le mensonge ne se donne même plus cette peine !
Dix jours après l’innommable massacre antisémite perpétré par les terroristes du Hamas, apparaissent, comble du révisionnisme, des propos tentant, devant la peur de la menace qui pèse sur les assassins cachés derrière les civils et les otages, de passer sous silence les atrocités du 7 octobre dont ils se sont ignoblement vantés ! De sorte que la victime passe pour le coupable quand elle essaye de se défendre !
Surprenante inaccessibilité à la compassion pour les victimes de ce pogrom de la part de ceux qui n’en ont pas manqué pour les victimes du Bataclan et qui n’ont alors rien trouvé à redire à la volonté équivalente d’en finir avec Daech. Aucune opposition alors contre les attaques de Mossoul et Raqqa avec leurs victimes civiles. Pour ne rien dire des bombardements indiscriminés au Yémen, des millions d’assassinés au Congo, ou du nettoyage ethnique contre les Arméniens, etc., pas plus qu’en 1970 contre la Jordanie s’en prenant… aux Palestiniens. À croire que les survivants de la Shoah, comme ces grand-mères prises en otage, sont restés quantité négligeable ! (Ignominie supplémentaire des geôliers, “libérant” le 24 octobre pour les entendre dire qu’elles ont été “traitées humainement”, quelques-unes de leurs proies enlevées dans la violence qui massacrait leurs proches !)

*

Entrer dans l’Histoire c’est entrer dans le malheur (“car la gloire de ces royaumes m’a été donnée”, dit le diable en Luc 4, 6), d’autant plus sûrement qu’on est proche de la Source de l’Être — redoutable élection ! Avoir été contaminé par la présence de la Source de l’Être au Sinaï, en avoir contaminé une terre. “Je ferai de Jérusalem une pierre pesante pour tous les peuples ; tous ceux qui la soulèveront seront meurtris” (Zacharie 12, 3). Voir qui s’est approché de la Source de l’Être, ou y aspire, entrer en contradiction avec l’Histoire, au près ou au loin, de Hallâj aux cathares. “Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur.” (Simone Weil, En quoi consiste l’inspiration occitanienne ?, 1942)

Être sorti de l’Histoire, en avoir été chassé, appauvri — ainsi Israël (Ro 11, 12 & 15) — par les empires, Rome et les nations enrichies en l’attente de la plénitude d’au-delà de l’Histoire… jusques à quand ?

*

Psaume 130

Du fond de ma détresse
Dans l’abîme où je suis,
À toi seul je m’adresse
Et les jours et les nuits ;
Mon Dieu, prête l’oreille
Au cri de ma douleur
Et que ma plainte éveille
Ta pitié, Dieu sauveur.

Si tu comptes nos fautes,
Qui pourra subsister ?
Ta justice est trop haute,
Qui pourra résister ?
Mais le pardon se trouve,
Seigneur, auprès de toi
Pour que nos cœurs éprouvent
La crainte de leur Roi.

J’espère en ta parole,
Je compte, ô mon Sauveur,
Qu’elle éclaire et console
Mon âme en sa frayeur.
J’attends plus que la garde
N’attend l’aube du jour ;
Mon cœur vers toi regarde
Et cherche ton secours.

Qu’Israël sur Dieu fonde
En tout temps son appui ;
En lui la grâce abonde
Et jamais ne tarit.
De toutes nos offenses
Il nous rachètera,
De toutes nos souffrances
Il nous délivrera.

Clément Marot 1496-1544 / Roger Chapal 1912-1997


RP


jeudi 19 octobre 2023

À qui profite le crime ?


Carcassonne - photo Jean-Louis Gasc


L’assassinat de Pierre de Castelnau et le déclenchement de la Croisade

Actualité immédiate – écrivant depuis quelques jours sur les “Albigeois” et ce qu’ils ont subi il y a huit siècles – je ne peux m'empêcher de penser aux morts de l'hôpital Al-Ahli Arab de Gaza, me demandant comme beaucoup : à qui profite le crime ?… En 1209, la croisade déclenchée contre les Albigeois est dans les papiers depuis au moins 30 ans, à savoir depuis le concile de Latran III (convoqué en 1179 par le pape Alexandre III). Il suffit d’en lire le canon 27, visant les “cathares” infestant “la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse”, pour n'en avoir aucun doute.

L'idée de Croisade interne à la chrétienté n’a alors plus rien de tabou : même l'Angleterre fut un temps visée, sans oublier la IVe Croisade orientale, celle de 1204, qui débouche sur le sac de Constantinople, présenté comme un “dérapage des Vénitiens”, dérapage regretté par le pape Innocent III, qui n'en crée pas moins un patriarche latin de Constantinople – ce qui ne dénote pas dans un projet de domination romaine universelle et temporelle. Le dérapage des Vénitiens n’en dit pas moins beaucoup sur l’état d’esprit des Latins d’alors. Aussi, quand on entend que la IVe Croisade serait un échec de Rome qui le compenserait en s’en prenant à Toulouse, on reste songeur. Ne manquait qu’un déclencheur pour que le “bâton” s’abatte… Je cite Michel Roquebert :

« Pour que ce “bâton” qu'Innocent III réclamait en vain depuis bientôt dix ans finît par s'abattre sur le pays cathare, il fallut un événement hors du commun. A l'aube du 14 janvier 1208, Pierre de Castelnau [légat du pape], qui venait de Saint-Gilles, s'apprêtait à franchir le Rhône, quand il fut assassiné d'un coup de lance dans le dos. Arnaud Amaury [abbé de Citeau et successeur de Pierre de Castelnau dans la légation pontificale] dénonça immédiatement Raymond VI au Saint-Siège, comme étant l'instigateur du crime le comte, en effet, aurait eu une entrevue houleuse, à Saint-Gilles même, avec Pierre. Ce dernier refusant de lever l'excommunication et l'interdit qu'il avait fulminés en avril précédent, Raymond aurait proféré en public, à son encontre, des menaces de mort. Il avait donc armé le bras de l'assassin... Or tout ce qu'on sait du tempérament du comte de Toulouse incite à penser qu'il n'était pas homme à se livrer à des provocations ni à jeter de l'huile sur le feu – on ne peut pas en dire autant d'Arnaud Amaury, l'avenir va vite le prouver. Les efforts que Raymond va déployer pour éviter la guerre contredisent par ailleurs qu'il ait commandité un acte qui ne pouvait que la déclencher. Au pire, on peut penser au geste quelque peu irresponsable d'un familier trop zélé, voire d'un de ces Occitans qui haïssaient tant le légat qu'il lui avait fallu, on le sait, se cacher plusieurs mois durant pour échapper à la vindicte des foules. Il reste que l'assassinat de Pierre de Castelnau sera, avec la complicité d'hérésie, le grand chef d'accusation retenu contre le comte lors de ses procès successifs » (M. Roquebert, Histoire des cathares, Perrin 1999, p. 121).


Parallèles historiques :


L’attentat contre l’amiral de Coligny et le massacre de la Saint-Barthélémy

L’historien Jean-Louis Bourgeon a sérieusement mis en question l'accusation, devenue vulgate, mettant en cause Charles IX et Catherine de Médicis pour le massacre de la Saint-Barthélémy. Ce faisant, il nous confronte à la même question : à qui profite le crime ?

Un résumé du travail de l'historien, donné par Éric Deheunynck :

« Jean-Louis Bourgeon internationalise la Saint-Barthélemy. Le commanditaire de l’attentat manqué est le roi Philippe II d’Espagne. Coligny est devenu l’homme à abattre. Non seulement il est revenu en grâce à la cour et reste incontournable dans un royaume réconcilié, mais plus grave il pousse à intervenir aux Pays-Bas espagnols du côté des insurgés. Des huguenots ont déjà franchi la frontière et participent à la révolte de Mons. Éliminer Coligny, c’est non seulement mettre à mal le processus de paix en France mais aussi stopper net toute ingérence française dans la révolte des Pays-Bas. Dans ce scénario l’ambassadeur d’Espagne à Paris, Diego de Zuniga, devient un personnage-clé, le duc de Guise son bras armé. L’échec de l’attentat pousse l’Espagne à organiser le coup de force du 24 août. À côté du duc de Guise, le royaume ibérique peut aussi compter sur le soutien de la ville de Paris. La milice bourgeoise est l’autre acteur du massacre. Dans ce scénario le roi de France a perdu tout contrôle sur sa capitale, ce qui se renouvela en 1588 lors de la journée des barricades. En assumant le massacre Charles IX rétablit néanmoins son autorité, du moins en apparence. »

Précisions données par Joël Cornette dans L’Histoire mensuel 408, février 2015 :

« Il faut tenir compte, en effet, de l'accusation d'hérésie portée contre Charles IX et Catherine de Médicis, accusés par les prédicateurs d'avoir fomenté “l'union exécrable”, ce “mariage contre nature” d'Henri de Navarre (un huguenot) avec Marguerite de Valois, soeur de Charles IX, fille d'Henri II et de Catherine. Nous savons en effet que la politique de concorde, consacrée par l'édit de pacification de Saint-Germain en 1570, a déchaîné une haine générale contre les personnes royales.
A lire cette lettre, il est impossible de penser que la royauté ait pu vouloir la Saint-Barthélemy. Il semble bien, au contraire, qu'elle l'a subie frontalement et qu'elle a tout fait pour l'éviter, comme le prouve la mobilisation tardive, par Charles IX, de la milice bourgeoise, arguant de la menace “de ceulx de la Nouvelle Religion” : un prétexte, écrit Jean-Louis Bourgeon, car il s'agissait avant tout de se protéger.
La Saint-Barthélemy a révélé l'ampleur du danger encouru et l'effort pour échapper au pire, c'est-à-dire à “ceulx qui vouldroient gouverner le Roy et le roiaulme à leur fantesye”. Cette accusation sans nom vise les Guises, champions d'un catholicisme intransigeant, dont on sait qu'ils gouvernèrent la France au temps de François II (en 1559-1560) avant d'être écartés du Conseil du roi par Charles IX et qui ne cessèrent alors, notamment avec l'appui de Philippe II d'Espagne, de s'opposer à la politique religieuse de Catherine et de ses fils.
Nous savons déjà, avec certitude, que les Guises furent à l'origine de l'attentat du 22 août 1572 contre l'amiral de Coligny – ce qui déclencha la Saint-Barthélemy. Le Discours du duc de Nevers nous aide à comprendre que Charles IX a craint d'être assailli en son Louvre par toute une population excitée par les Guises et leurs fidèles, liguée contre sa politique fiscale et religieuse. Un an plus tard, la crainte est toujours là. »



L’assassinat de 10 hommes lors du bombardement de Bouaké et suites

Parallèle plus récent, le “bombardement de Bouaké” (Côte d’Ivoire) de 2004. Ici, quelque lumière a pu percer un peu plus rapidement, du fait de la facilité contemporaine de la communication, ce qui permet de reconsidérer, au-delà du massacre de la Saint-Barthélémy, mieux fourni en document que le XIIIe siècle, la question du déclenchement de la Croisade contre les Albigeois à l’aune de la même question : à qui profite de le crime ?
Pour mémoire, il s'agit, parlant dudit bombardement de Bouaké, de l’histoire des avions “Sukhoï” sous couleur ivoirienne bombardant en 2004 le camp français de Bouaké et tuant 9 soldats français et un humanitaire américain : l’avocat des familles des soldats tués à Bouaké, Me Jean Balan, clame haut et fort, après enquêtes approfondies, que Laurent Gbagbo n’y est pour rien ! L’avocat rappelle : dès la mort des soldats français et l’atterrissage des avions à Yamoussoukro, les co-pilotes biélorusses ont été appréhendés par les autorités françaises… et exfiltrés vers le Togo. Arrêtés au Togo par les autorités, ils ont été remis aux autorités françaises qui les ont re-exfiltrés vers… (on ne sait où…). Les soldats tués, eux, ont été enterrés avec une précipitation telle que leurs effets (jusqu’aux paquets de cigarettes) étaient encore sur eux, non lavés, et qu’on avait interverti deux corps ! On sait cela parce que la juge aux armées Brigitte Raynaud avait fini par obtenir, à force de pressions, que, comme le demandaient les familles, les cercueils soient ouverts.
À l’époque, immédiatement après le bombardement, le Président Chirac accusait publiquement son homologue Gbagbo d’avoir commandité l’attaque, et présidait devant les cercueils des victimes une solennelle cérémonie aux Invalides, prélude à une tentative de renverser le Président Gbagbo, accusé de tous les maux, plus tard emprisonné dix ans à la CPI qui, ne trouvant rien contre lui après moult reports des délais pour enquêter, l’a lavé, en l’acquittant, des accusations qui le visaient.

*

Autant d’événements “hors du commun” (expression de Michel Roquebert parlant de l'assassinat de Pierre de Castelnau). La seule question est : à qui profite le crime ?, d'autant plus qu'il est énorme et ruine tous les efforts que faisaient ceux qui ont été accusés sans preuve !

Retour à l’actualité : le carnage à l'hôpital Al-Ahli Arab de Gaza, dont on pourrait savoir le fin mot plus rapidement encore que pour le bombardement de Bouaké. En attendant, l'événement atroce, hors du commun, ruine tous les efforts d’Israël (même si les jours qui passent voient s’accumuler les preuves que le carnage à l’hôpital n’est pas de son fait) ; l’effet immédiat et sans enquête est de lui aliéner une opinion déjà a priori défavorable tant elle a été travaillée – jusqu’à négliger l’horreur du pogrom du 7 octobre, empreint d’une haine antisémite qui concrétise le projet, nuisible aux Palestiniens, écrit dans la Charte du Hamas.

Comme pour l'événement déclencheur de la Croisade de 1209, une question : à qui profite le crime – de 1572, de 2004, de 2023 ? Pas aux accusés sans enquête en tout cas ! Il leur nuit ! Et les accusateurs savaient qu’il leur nuirait ! À qui a profité le crime de 1208 ? À qui a-t-il nui ? Il a été le motif déclencheur de la destruction d’un pays, avant la disparition de sa langue, la langue d’Oc, véhicule de la culture européenne d’alors…

“L'Histoire est écrite par les vainqueurs, les menteurs, les plus forts et les plus résolus. La vérité se découvre souvent dans le silence et les lieux tranquilles”, écrit la romancière Kate Mosse (Labyrinthe, Livre de poche, p 814).


RP, 19 octobre 2023


jeudi 12 octobre 2023

Lorenzi, Schmidt, les Albigeois & les autres (1)




“Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur.” (Simone Weil, En quoi consiste l'inspiration occitanienne ?, 1942)

“Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes […]. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique.” (Raffaello Morghen, Hérésies et société, Colloque de Royaumont, 1962)


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1) De quelques inventeurs des cathares,
et de quelques pétitions de principe répétées et jamais questionnées…



Années 1960 - Stellio Lorenzi

On nous donne comme moment du lancement du mot “cathares” l'émission télévisée de Stellio Lorenzi, “Les cathares” (série La caméra explore le temps) de 1966 (époque où la télévision encore en noir et blanc entrait dans bien peu de foyers). On nous concède certes que quelques groupes ésotériques utilisaient le mot depuis quelques décennies. Mais au fond, au-delà de ces groupes ultra-minoritaires, Stellio Lorenzi serait un des inventeurs des cathares.

Simone Weil eût été étonnée de le savoir, elle qui écrivait en 1942, dans En quoi consiste l'inspiration occitanienne ? (Œuvres, Quarto p. 679) : “Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur”. Tiens, elle connaissait donc le mot “cathares” pour désigner un mouvement occitanien médiéval 25 ans env. avant l'émission de Stellio Lorenzi ! Dans une Lettre à Déodat Roché, datée du 23 janvier 1941, elle lui confiait : “Je viens de lire chez Ballard votre belle étude sur l’amour spirituel chez les cathares. J’avais déjà lu auparavant, grâce à Ballard, votre brochure sur le catharisme. Ces deux textes ont fait sur moi une vive impression […]”. La brochure en question date de 1937, et à y regarder de près, Déodat Roché ne vient pas d’inventer le mot, prisé, certes, dans les milieux ésotériques d'alors… qui l’ont repris aux historiens !

Ce qui nous conduit au second postulat sans cesse répété en dépit des textes : l’historien Charles Schmidt aurait inventé le mot concernant le Midi, en 1849…


Années 1840 — Charles Schmidt

À lire son livre, Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois (1849), on découvre vite que Charles Schmidt est bien informé. Il sait que les polémistes catholiques modernes attaquent les protestants sur leur volonté de considérer les “albigeois” (pris comme titre religieux, avec minuscule, donc) comme des pré-réformateurs, sorte de vaudois… D’où la préférence des protestants d'alors pour ce nom, “albigeois”, non-connoté péjorativement comme le mot “cathares”. Protestant, Schmidt sait, et regrette, que la polémique catholique mette à mal le discours protestant. Parmi les nombreux auteurs qu’il cite, l’évêque Bossuet qui, polémiquant avec le protestant Jurieu, soutient en 1688 que le catholicisme est invariable dans sa vérité contrairement au protestantisme qui compte même des “ancêtres” “manichéens”, “cathares”, notamment en Languedoc médiéval…

Citons Bossuet :
“LV. […] Caractères du manichéisme dans les cathares.
[…] Ces hérétiques, outre les cathares et les purs, qui étaient les parfaits de la secte, avaient un autre ordre qu’ils appelaient leurs croyants, composé de toutes sortes de gens. […] Renier [Sacconi] raconte que le nombre des parfaits cathares de son temps où la secte était affaiblie, “ne passait quatre mille dans toute la chrétienté ; mais que les croyants étaient innombrables : compte, dit-il, qui a été fait plusieurs fois.”
LVI. Dénombrement mémorable des églises manichéennes. Les albigeois y sont compris. Tout est venu de Bulgarie. […] On comptait seize [Églises] dans tout le monde, […] “l’Église de France, l’Église de Toulouse, l’Église de Cahors, l’Église d’Albi ; et enfin l’Église de Bulgarie et l'Église de Dugranicie, d’où, dit [Renier], sont venues toutes les autres”. Après cela, je ne vois pas comment on pourrait douter du manichéisme des albigeois, ni qu’ils ne soient descendus des manichéens de la Bulgarie. […]
Nous voyons, dans le même auteur et ailleurs, tant de divers noms de ces hérétiques […].” (Histoire des variations des Églises protestantes, II, Œuvres, t. XXXIV, § LV & LVI, 1688, p. 248-250.)

Charles Schmidt (qui ne sait pas encore qu'avec l'apologétique catholique moderne, la scientificité de Bossuet est elle aussi à nuancer !) se rend à regret, dans son Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, aux arguments catholiques : “Quelque heureux que nous eussions été de trouver les cathares en accord avec notre foi et de les défendre contre les accusations de leurs adversaires, nous avons dû nous soumettre avant tout à la vérité” (vol. II, p. 270). D’où le titre de son livre, façon de dire : “hélas les albigeois étaient bien cathares”.


Années 1990 — Monique Zerner & alii

Inventer l’hérésie ? Tel est le titre des Actes d’un colloque de 1998, tenu à Nice, dont on nous assène qu’il aurait découvert (enfin !) la vérité sur les “cathares”, cette invention des inquisiteurs médiévaux (qui ne les appelaient même pas ainsi) que tous les historiens, avant 1998, à commencer par Schmidt, auraient pris au pied de la lettre, sans distance critique. Désormais, quiconque ne se plie pas aux affirmations du colloque de Nice est jugé crédule voire, pire, insultant, les insultes se résumant en un crime de lèse-majesté : ne pas adhérer sans réserve à des conclusions… qui n’ont jamais été avérées ! (Ainsi le colloque qui tenait à ce que la Charte de Niquinta soit un faux s’est vu contredit par les experts qu’il avait désignés et qui ont reconnu l’authenticité de ladite Charte ! — document d’ailleurs sans autre importance que celle d’un découpage de zones épiscopales.)

Le colloque et ses défenseurs se réclament régulièrement de l’historien italien Raffaello Morghen, qui écrivait en 1953, judicieusement en effet, dans son livre Medioevo cristiano, que l’hérésie cathare était largement une réaction morale contre la hiérarchie ecclésiastique d’alors. Beaucoup mentionné, Morghen semble, hélas, peu lu. Pour lui, en effet, dire que l'hérésie est une réaction morale ne la vide pas de son contenu doctrinal, comme il l’admet lors de sa controverse avec Antoine Dondaine — à l’époque, on ne connaît pas la “cancel culture”, on n’efface pas les autres chercheurs, on s’écoute, on se cite, on s’influence réciproquement. Ainsi, Morghen corrige ses éditions ultérieures de son livre, tenant compte des autres recherches que les siennes, comme il l’a déjà fait au colloque de Royaumont de 1962, Hérésies et société, présidé par Jacques Le Goff.

Je cite Morghen (qui distingue morale et dogme comme le faisait déjà Schmidt !) : “La prépondérance des motifs éthiques, au commencement de l'hérésie, sur les traditions doctrinales paraît ainsi largement confirmée par les sources du 11e siècle. C'est cela qui constitue spécialement un trait d'union, entre les mouvements cathare et bogomile […]. Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes, surtout en ce qui concerne la polémique contre la hiérarchie ecclésiastique, l'appel à la parole et à l'esprit de l'Evangile et le rigorisme moral. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique.” ("Problèmes sur l'origine de l'hérésie au Moyen Âge", Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962 p. 126-127.)

À bien le lire, Morghen, prenant acte de l'intensification des rapports bogomilo-cathares au XIIe s., s’accorde sur le fond avec Arno Borst (cf. son livre Die Katharer) !, présent au colloque — ce qui est loin de faire de l’historien italien un tenant des thèses “déconstructivistes” qui se réclament de lui…

Jean Duvernoy remarquait, avec ironie (ce qui fait peut-être partie des fameuses “insultes”), que les thèses les plus critiques existaient bien avant le colloque de Nice : « “Il n'y a jamais eu de bûcher à Montségur” : c'est ce qu'on pouvait lire sous la plume du Pr. Étienne Delaruelle dans la revue Archeologia de décembre 1967. Celui-ci reprenait sans précaution une thèse plus prudente d'Yves Dossat qui, ayant trouvé la mention d'une femme prise à Montségur et brûlée à Bram, s'était borné à dire en 1944 que “beaucoup de doutes pesaient sur ce bûcher”. Les deux érudits qu'étaient Yves Dossat et Étienne Delaruelle ne faisaient que céder à l'agacement devant une littérature de vulgarisation qui […] parait […] le catharisme de toutes les vertus […]. Mais ils restaient confiants dans les documents provenant de l'Inquisition, du moins de celle du Midi […].
Pour les adeptes extrêmes de [la] thèse
[de Robert Moore, qui, dans un premier temps, soulignait simplement les dérives persécutrices de la société post-grégorienne], l'hérésie médiévale est une pure création des cisterciens. En France le Pr. Monique Zerner convoqua à Nice des colloques et publia un premier recueil dont le titre était : Inventer l'hérésie ? (1998). Les thèses de Morghen furent reprises en Italie par le professeur Zanella qui en vint à nier le contenu de l'hérésie. Il n'y aurait eu qu'un malaise, un malessere, d'origine évidemment sociale. En France, l'agacement suscité par la prolifération des œuvres de grande diffusion a amené des historiens, particulièrement Jean-Louis Biget et Julien Théry, à se rallier à cette théorie du mal-être, et à “dé-construire” entièrement, en se réclamant de Foucault, la vision traditionnelle du catharisme. Il n'y aurait pas eu de “parfaits”, engagés dans des ordres, mais seulement des Bons hommes, c'est-à-dire des sapiteurs. Il n'y aurait pas eu de hiérarchie, car un Australien nommé Pegg a écrit une thèse dans laquelle il affirme qu'il n'y en a pas dans le manuscrit 609 de la Bibliothèque municipale de Toulouse — on y trouve en fait plus de quarante mentions d'évêques ou diacres. » Histoire et images médiévales n° 05, mai, juin, juillet 2006 (p. 4 et 7).

Les quelques historiens “déconstructivistes” que mentionne ici Duvernoy représentent, à deux ou trois autres près, le tout des représentants de ce courant, parmi les quelques dizaines d’historiens mondiaux du catharisme et des hérésies médiévales, jamais cités par lesdits “déconstructivistes”.

C’est ainsi, nous assure-t-on d'autorité, et quoi que disent les sources et les autres chercheurs, que furent inventés les “cathares” — lesquels en Languedoc n’auraient été que des Albigeois arbitrairement décrétés hérétiques…


RP, octobre 2023


À suivre : 2) Sur le vocable “Albigeois”…